Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/142

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-.34- Mais la mort de tant de choses accompagne cette mort d'êtres ; la brèche faite, le mur s'écroule par morceaux ; c'est toute une première vie qui s'arrache lentement. Tu partis par une fin de jour enténébrée de pluie. Te souviens-tu, c'était un mardi. Nous étions venu dîner ensemble ici, comme aujourd'hui, moins allègrement. La pluie bientôt se mit à tomber désespérément et autour de moi se fit l'esseulement, le vide, comme si l'on venait de me retrancher les trois quarts de la vie. Cette sensation ne me quitta plus de longtemps. Des jours de temps lugubre, la désolance du paysage m'enveloppait de si près que je ressentais intimement la mort des choses auxquelles mon être était lié. J'allais sous une impression de froid et d'infini silence ; j'étais si lâche que j'avais la peur de moi-même; peur de mon fantôme noir ; peur de cette ombre de spleen qui s'attache à nous et marche dans nos pas. Tes lettres même ne me ranimaient plus; ça ne sentait plus la vie, ça venait de trop loin. Il y avait trop long temps que ces choses que je lisais avaient été pensées et je me disais que pour toi c'était déjà du souvenir, de la vie détachée de toi, que tu laissais derrière toi en t'en allant de ville en ville ; je visitais tes pensées comme on visite une maison dégarnie de ce qu'on aime. Et puis tes lettres étaient rares. Moi je n'y répondais pas, je n'aimais pas me plaindre... ou je n'en avais pas le courage. J'eus de ces moments d'abattement où, trop las, on se laisse tomber au fond de sa douleur, de ces moments où l'on ne distingue plus la mort de la vie et où l'on se remet à prier des lèvres ceux auxquels on ne croit plus : des lèvres la prière descend au cœur ; on retrouve dans les mots des pensées d'enfance ; et l'on oublie tout ce qu'on souffrait de savoir, dans cette ferveur retrouvée d'un temps où l'on ignorait la souffrance, et le poème reconstitué des prières revit en ses images et l'on prie avidement comme si le chant répété de la prière pouvait évoquer là-haut une figure compassionnelle qui vous aide et vous relève. J'étais comme un homme qui ne sait plus quel chemin prendre pour éviter ce qui brûle et ce qui écorche. J'attendis, car je ne désespérais pas; je n'étais pas abattu jusqu'à la passiveté. Il me semblait bien avoir en moi quelque chose à garder. Sans en rien dire, je m'accrochai à mon être, je m'y réfugiai, espérant y trouver ce que je ne voyais plus au dehors. Bientôt je sentis la chaleur de vie remonter dans mon silence. J'entendis se lever du fonds même de ma tristesse une vie nouvelle. Jadis, en voulant échapper à la tristesse, je m'y étais heurté. Je ne cherchai plus à fuir et je me sentis plus libre; libre par la