Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/143

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—i35- pensée qui se nourrissait de pensée et épanouissait à mes yeux d'infinies contrées. En des voyages spirituels, j'oubliai ce qui endolorit et les vilains obstacles aux mines de cauchemars. Je commençai à ressentir cette rude volupté morale par laquelle on revient à la route directe et logique. Alors ces cruautés de l'existence m'apparurent comme des causes secondes, des conséquences de l'évolution qui s'était faite en moi, la débâcle des mirages. J'entretins cette tristesse ; j'entretins ce silence : ils avaient des causes profondes, de saintes raisons ; je les cultivai comme on cultive de l'être. Ils m'ont fait naître à une vie nouvelle aux pieds de laquelle est toute ma vie passée. Ma vie passée !.. . J'y resonge. Je me dis qu'un à un, brutalement, des souffles que je n'ai pas vu venir ont éteint les cierges d'illusion de ma cha pelle. Pour quelques-uns la mort a été lente et presque irressentie ; la flamme s'est couchée longuement, doucement, toute bleuie, puis elle s'est] tordue dans un'spasme et éteinte sans secousse. Il en est monté une légère fumée de mélancolie sous laquelle j'ai cru voir peut-être un reste de lueur. Main tenant la fumée s'est dissipée. Un matin se lève moins bruyant, moins éclatant, plus pur. Ce n'est pas la tristesse qui fait mal, c'est la crise par laquelle on y arrive. Ce qu'on nomme la perte des illusions, c'est l'éclipse momentanée du rayon de vie qui change de couleur et de place. Si l'on savait, on ne s'affo lerait pas à la poursuite du rayon dans « le noir ». C'est la mauvaise modu lation qui fait dissonner l'accord. Il suffit de prendre le ton et d'harmoniser notre âme comme nos yeux au jour environnant. La vie est chromatique. Les uns voient très bien où d'autres ne voient pas et ce qui est douloureux à ceux-ci est si naturel à ceux-là qu'il leur semblerait enfantin de se plaindre. On peut faire de très beaux paysages avec du noir ombré d'un peu de blanc. Quel fou a tenté d'amener le bonheur à soi croyant que c'était un objet à saisir ? Quel fou a tenté de passer la main dans le rayon qui l'a retirée vide ? Le bonheur, comme le paradis, est-il autre chose qu'un aspect de Dieu, un idéal de consolation? Ce que l'on appelle ici « du bonheur », c'est un trompe-l'âme ; c'est l'avenir qu'on a mis dans le présent comme en rente viagère. Ce qui nous souriait et nous attirait en avant est à côté de nous ; cela n'attire plus et l'on se croit satisfait. Cela aide à marcher dans une gri serie et l'on se croit heureux ; cela fait oublier, en retournant les idées noires la face contre le mur; mais qu'on s'attarde seulement; que la réalité nous accroche un instant et le bonheur repartira au petit galop, tout loin là-bas, en avant de nous et les idées noires reviendront nous rire au nez.