—14— Ces meuniers du Moulin de Pierre comptaient parmi les plus renforces ruffians de lecume métropolitaine. Mais, même en dehors de cette nichée d'irréguliers et de mauvais gar çons que Laurent apprendrait à connaître de plus près, le reste de cette population moitié urbaine, moitié rurale, la gent active et traitable suffi sait pour intriguer et préoccuper le spéculatif enfant. D'ailleurs, ces meuniers très montés de ton déteignaient fatalement sur leur voisinage; ils pimentaient, enfarinaient de mouture populacière et poivrée les transfuges du village : valets de ferme tournés en gâcheurs de plâtre, en terrassiers, en débardeurs ou, réciproquement, les pseudo campagnards : artisans devenus maraîchers, ouvrières de fabrique conver ties en laitières. En grattant l' « abatteur » on retrouverait le vacher; le garçon boucher avait été pâtre. Étranges métis, peuple composite, farouches et fanatiques comme au village, cyniques et frondeurs comme à la ville, à la fois expansifs et hargneux, truculents et lascifs, religieux et politiques, croyants au fond, blasphémateurs à la surface, patauds et futés, patriotes exclusifs, communiers chauvins, leur caractère hybride et mal défini, leur complexion musclée, charnue et sanguine flattait peut-être, dès cette époque, la brute vibrante et impressionnable que serait Paridael. Longtemps ces affinités dormirent en lui, vagues, instinctives, à l'état latent. Debout sur sa chaise, devant la topique étendue de banlieue, il se saturait pour ainsi dire de nostalgie et ne s'arrachait à sa morbide contemplation que sur le point d'éclater, et, alors, tombant à genoux ou se roulant sur sa couchette, il éjaculait en fontaines lacrymales, tous ces navrements et ces sourdes postulations. Et le bruit guilleret des moulins et le gronde ment bougon et rogue de l'usine accompagnaient et stimulaient la chute lente et copieuse de ses pleurs, tièdes et énervantes averses d'un avril com promis. Et cette berceuse narquoise et bourrelante semblait répéter : Encore .. encore... encore... LE FOSSÉ Aussi longues, aussi mornes que lui parussent ses vacances, à peine retourné en pension, Laurent se surprenait à les regretter, à se reporter aux heures maussades. De son séjour chez ses tuteurs c'étaient précisément les circonstances mélancoliques qu'il se rappelait avec le plus de complaisance et, de la Fabrique, c'étaient aussi les objets les moins gracieux, les moins aimables, les choses frustes ou reches qui le hantaient pendant l'étude ou
