Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/23

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—i5— l'insomnie. En aversion des jacinthes qui lui symbolisaient la dureté de sa belle cousine Gina pour les pauvres gens, il eût collectionné des bouquets fanés et des fleurs rustiques. Aux coûteux brugnons réservés à sa tutrice, il préférait une pomme sure, craquant sous la dent. De même il gardait dans les narines l'odeur rien moins que suave de la Fabrique, surtout cette odeur du fossé bornant l'immense enclos et dans lequel se déchargeaient les résidus butyreux, les acides pestilentiels prove nant de l'épuration du suif.. Ce relent onctueux et gras, relevé d'exhalai sons pouacres, le poursuivait continuellement à la pension, avec l'opiniâ treté d'un refrain canaille. Cette odeur était corrélative de la population ouvrière, des pauvres gens aveuglés par l'acréoline, déchiquetés par les machines à vapeur, proscrits par les maîtres : elle disait à Laurent la « côulerie » et ses femmes dépoitraillées; elle lui suggérait l'excentrique banlieue autour du Moulin de Pierre, les clameurs des gaupes violentées et des galants bourrus qu'il entendait de son lit, le soir, après l'expiration du travail, et qui tournaient des coins de ruelle, s'étranglaient au fond des culs-de-sac, s'éparpillaient peu à peu dans les méandres et les impasses, jusqu'à ce que tout retombât dans un morne et menaçant silence, complice de ces ténèbres, propice aux embuscades et aux accouplements. Cette odeur c'était celle de la nuit soûle et lubrique autour du Moulin de Pierre... Lorsqu'il remettait les pieds sur le pavé de sa ville natale, c'était par ce fossé que le domaine de sa cousine Gina s'annonçait à lui. De tout ce qui appartenait et vivait à la fabrique, ce fossé seul venait à sa rencontre, de très loin, le prenait même à la descente du train, le saluait avec un certain empressement, bien avant que le collégien eût vu poindre au-dessus des remparts, des toits et des moulins, les hautes cheminées rouges et rigides, agitant leurs panaches fuligineux en signe de dérisoire bienvenue. Il était aussi le dernier, ce fossé corrompu, à lui donner la conduite le jour du départ, comme un chien galeux et perdu qui se traîne sur les pas d'un pro meneur pitoyable. Sa surface sombre striée de couleurs morbides, l'égout affreux s'écoulait à ciel ouvert, tout le long de la voie lépreuse conduisant à l'usine. Il met tait comme une lenteur insolente à regagner le bras de rivière dont il déshonorait les eaux. Les riverains, toutes petites gens, dépendant de la puissante fabrique, murmuraient à part eux, mais n'osaient se plaindre trop haut. Une épidémie de choléra qui éclata en plein mois d'août faillit cependant les pousser à la révolte. Amorcé et stimulé par les miasmes du fossé,. le fléau éprouvait les parages de l'usine plus cruellement que n'im porte quel autre quartier de l'agglomération. Les faubouriens tombaient comme des mouches.