Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/24

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—i6— Par un soir opaque et cuivreux, Laurent regagnait la maison. En s'en- gageant dans la longue rue ouvrière éclairée sordidement, de loin en loin, par une lanterne fumeuse accrochée à un bras de potence, son attention très effilée, plus subtile encore qu'à l'ordinaire, fut surprise par un murmure continu, un bourdonnement traînard. Il crut d'abord à un concert de gre nouilles, mais il songea aussitôt que ..jamais bestiole vivante ne hantait la vase du fossé ! A mesure qu'il avançait, ces bruits devenaient plus distincts. Au tournant de la rue, près d'un carrefour proche de la Fabrique, il en eut l'explication. Au fond d'une petite niche à console, ornant l'angle de deux rues, à la mode anversoise, trônait une madone en bois peint à laquelle une centaine de cierges et de chandelles formaient un nimbe éblouissant. La totale obscurité du reste de la voie rendait cette illumination partielle d'autant plus fantastique. Au pied du tabernacle étincelant devant lequel ne brûlait en temps ordinaire qu'une modique veilleuse, sous ce naïf simulacre de l'Assomption, si bas que les languettes de feu, dardées avec un imperceptible frisson, dans la nuit immobile et suffocante, parvenaient à peine à rayonner jusque-là, grouillait, se massait prosternée la foule des pauvresses du quartier, en mantes noires et en béguins blancs, défilant des rosaires, mar mottant des litanies avec ces voix dolentes ou cassées des indigents qui racontent leurs traverses au ciel ou aux passants. Elles s'étaient cotisées pour l'offrande de ce luminaire, dans l'espoir de conjurer par l'intercession de sa mère le Dieu qui déchaîne et retient à son gré les plaies dévorantes. Il était à prévoir que l'illumination ne durerait pas aussi longtemps que les psalmodies. L'auréole se piquait déjà de taches noires. Et chaque fois qu'un cierge menaçait de s'éteindre, les suppliantes redoublaient de prières, se lamentaient plus haut et plus vite. Sans doute les âmes bien-aimées d'un frère, d'une épouse, d'un enfant, correspondaient à ces flammes agoni santes. Celles-ci cesseraient de frémir en même temps que les moribonds achèveraient de râler. C'étaient comme autant de derniers soupirs que souf flaient une à une ces lueurs tremblotantes. Et les ténèbres s'épaississaient chargées des mortuaires de la journée. A quelques pas se dressait la Fabrique plus noire encore que cette ombre, semblable au temple d'une divinité malfaisante. Surcroît de cala mités! A cette heure équivoque, le terrible fossé, plus effervescent aussi que de coutume, neutralisait par ses effluves homicides l'encens de ces prières et l'eau bénite de ces pleurs ! Pour renforcer cette impression d'angoisse et de désespoir, il parut à