Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/255

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—247— plus grec que j'ai rencontré! » En revanche, vous essayez souvent de réduire à la plus simple expression — et vous n'êtes jamais plus charmant — des artistes un peu plus imposants que vos chères grenouilles. Ce joli jeu vous a rendu très impopulaire parmi la jeunesse. Depuis quel ques années, je ne puis pas ouvrir une revue littéraire ni un journal d'art sans que votre nom y figure, à l'ombre des mêmes adjectifs, avec les noms des plus vilains grimauds de la nouvelle Béotie. On vous lapide, à la lettre, et je crois que j'ai apporté des pierres à vos lapideurs. Ici même, le mois passé, à propos de votre Vie Littéraire, je vous ai décoché une phrase fort impertinente. Je ne la retire pas, Monsieur, pas plus, sans doute, que mes jeunes confrères ne regretteront leurs projectiles. Mais dorénavant, — et j'espère qu'ils feront comme moi, — chaque fois que je lancerai ma pierre au critique du Temps, je saluerai très bas l'auteur de Thaïs. Thaïs est un chef-d'œuvre, et l'un des rares romans de notre temps qui aient quelque chance de lui survivre. En le lisant, Monsieur, on oublie que Bouvard et Pécuchet sont à Patmos, et qu'ils en abusent pour nous inon der de rapsodies frénétiques, où le délire de la platitude impuissante s'allie au goût esthétique des Botocudos. Car, si vos études critiques sont de Car tilage, Thaïs est d'Athènes, et je m'étonne que des ombres illustres ne soient pas encore venues vous présenter l'hommage de Platon. Vous êtes un Grec de France, un des derniers, et vous l'êtes d'autant plus qu'Athènes est envahie par les barbares, qui, au pied des divines statues, traduisent, dans des dialectes d'un provincialisme asiatique, la vieille querelle de Vadius et de Trissotin. C'est à eux que je vous écris,, et c'est à cause d'eux que je confesse mon admiration pour un livre que je pouvais me contenter d'admirer silencieuse ment. Thaïs est une œuvre trop purement belle pour que les barbares puissent en deviner la beauté. Et maintenant, Monsieur, comme le disait Louis Bouilhet, qui fut un très bon poète, «le tout petit vous salue ». ALBERT GlRAUD