Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/264

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—256— confiant les rôles à des amateurs délicats plutôt qua des acteurs de profes sion, nous croyons que les Aveugles, montés avec soin, doivent infailli blement produire un effet intense, une terreur toute particulière, sans pareille jusqu'à ce jour. En somme, M. Maeterlinck a osé créer un genre nouveau. Il a eu la rare fortune de réussir. Mais il a compris que par son essence même ce genre ne peut produire entre ses mains qu'une série d'effets limitée : aussi a-t-il cru devoir en revenir à des compositions plus étendues, permettant une plus grande expansion des sentiments tragiques. Pelléas et Mélisande est, à nos yeux, l'œuvre la plus belle et la plus par faite de M. Maeterlinck. Le sujet en est simple. Le roi Golaud a épousé une fillette qu'il a trouvée pleurant au fond d'un bois, au bord d'une fontaine. Mélisande s'éprend du jeune frère du roi. Celui-ci est dévoré d'une jalousie terrible. Il tue son frère et blesse Mélisande qui ne tarde pas à mourir. C'est le drame ordinaire de l'amour et de la jalousie. La simplicité du sujet débarrassé de toute complication, rappelle fréquem ment le Tristan et Yseult de Wagner ; c'était inévitable. Mais si la matière de la composition est la même, rien de plus différent que l'esprit qui anime les deux drames. Tristan et Yseult est une synthèse absolue, non de la jalousie, mais de l'amour fatal et de l'aspiration au néant. Le caractère philosophique de ce chef-d'œuvre est net et indéniable. Le drame de M. Maeterlinck est plus strictement passionnel. Le roi Golaud y tient la première place ; la pein ture de sa jalousie est le principal objet du drame. C'est la première fois que M. Maeterlinck décrit avec d'aussi amples développements une passion ordinaire. Il y a merveilleusement réussi et il a su faire une œuvre vigou reusement personnelle en peignant l'une des passions qu'on a le plus fré quemment mises au théâtre. Rien n'est plus saisissant que la scène où l'on devine que le roi Golaud voudrait bien, mais n'ose pas faire périr Pelléas dans les souterrains du château; la scène où Golaud questionne nerveuse ment le petit Yniold qu'il force à espionner, par la fenêtre, les deux amants; enfin, cette scène d'un tragique vraiment grandiose, où Golaud, blessé lui-même, torture de questions jalouses Mélisande qui agonise. Jamais l'égoïsme douloureux de la jalousie n'a été poussé plus loin. La personnalité de M. Maeterlinck se retrouve tout entière dans l'atmo sphère du drame. Le sombre milieu légendaire dans lequel se déroule l'action rappelle les paysages terrifiants de la Princesse Maleine et des Aveugles. Comme dans les autres drames de M. Maeterlinck, sur toute l'action plane un mystère redoutable. A chaque détour du dialogue, à chaque pas de l'action, on a l'impression de marcher dans des ténèbres épaisses et pleines d'angoisses, où flotte parfois une phosphorescence indécise, qui dénonce des précipices où vivent peut-être des monstres. Une puissance invisible mais que l'on devine formidable et malfaisante, dirige à son gré tous les événements. Dans la Princesse Maleine d'innombrables prodiges révé laient à tout moment la présence du destin. Ici plus de prodiges, mais les pressentiments des personnages suffisent à dénoncer l'inexorable et toujours agissante fatalité.