Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/275

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—267— Il ne se sont dépêtrés de la vase que pour ondoyer et turbuler de nouveau sur la place, tellement pressés les uns contre les autres qu'on les croirait agglutinés, soudés ensemble. Les transes des spectateurs en les voyant sombrer dans la mare sous les débris de la porte, n'ont été que passagères et à présent qu'ils reparaissent sto"iques, le cœur toujours à la partie, des vivats réconfortants les saluent de toutes parts. Ah, c'est vraiment une royale fête de korsbrood! De leurs vêtements mouillés efflue dans l'air glacial une buée grise ali mentée aussi par leurs haleines et par l'évaporation de leur sueur, car, quoiqu'il gèle à pierre fendre, tous transpirent et soufflent comme à l'époque de la moisson, et les nippes leur collent encore sur le corps, de manière à modeler leur fière charnure, quand l'eau de la mare s'est depuis longtemps évaporée. La plupart, narguant les embûches et les perfidies de la saison, ont retroussé leurs manches, dégagé leur encolure, relevé leurs chausses jusqu'aux mollets; même, pour être plus lestes, un grand nombre courent pieds nus. A Geleen, le pain de kermesse! clament encore quelques joueurs, par acquit de conscience. A Kravvinkel, le pain de kermesse! vocifère Frans le Borgne. A Luttérath, le korsbrood! s'écrient les tenants de Willem. A la longue, pourtant, leur fatigue est telle qu'ils ne poussent plus que des appels inarticulés semblables à des plaintes et à des giries de patient et l'anhèlement convulsif de ce millier de poitrines dégénère en une sorte de râle qui suffoque même ceux qui l'entendent. De plus en plus dense, le nuage de vapeur flotté au-dessus du champ- clos en suivant les mouvements de la cohue, et s'il existe encore, à deux lieues de là, une âme vivante qui ne se soit rendue à Geleen, elle apprendra, par ce météore, que la lutte approche de son plus haut période, de sa phase décisive. Cette vapeur ambiante accuse tour à tour une teinte roussâtre et livide. On la dirait chargée d'éclairs comme un pelage de félin et l'ozone spécial qui s'en dégage évoque les gymnases, les salles d'armes et les loges de lutteurs. Le brouillard devient même tellement épais qu'il rend les joueurs mécon naissables et qu'il les dérobe complètement à la vue des spectateurs. Puis les corps cambrés dans des attitudes athlétiques surgissent par tronçons; des têtes émergent comme celles de nageurs qui se débattent au-dessus de l'onde. A la faveur d'une des éclaircies qui se produisent dans cette brume élec trique et dans l'enchevêtrement luxuriant des joueurs, Isa parvient à recon naître, au centre même de la tourmente, le fiancé de son cœur, son chevalier Willem Vogelsang.