Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/277

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—269— D'ailleurs, la foule entière prête au spectacle la même attention exaspérée. Tous goûtent l'âpre et lancinante volupté du dénouement qui se prépare, et personne ne prend garde aux supplications d'Isa. Ils ne l'entendent, ils ne la voient même pas, lorsque, se relevant toute droite, elle se penche au dehors du balcon et tend vers la meute ses bras conjurateurs : —Arrêtez!... Arrêtez!... Une troisième sommation lui reste dans la gorge. Le ravissement suc cède à ces affres mortelles Quelle péripétie inattendue, quel élément imprévu est venu corser l'épilogue et démentir l'issue probable de la lutte! Au déchirant appel d'Isa, voici que répond comme une victorieuse sonnerie de clairons, ce cri de ralliement éteint, depuis près d'une heure : « A Lutté- rath, le korsbrood ! L'honneur à Luttérath ! » Voyez, sans cesser de répéter le cri de bravoure, un homme de grande taille et de large carrure, à la barbe et aux cheveux noirs, un gaillard que personne n'avait encore remarqué, se fraie, aussi impérieux, aussi irrésis tible que la proue d'un navire, un passage a travers cette houle de corps effrénés et véhéments. Il a bientôt bousculé et balayé tout Krawinkel, et il parvient jusqu'à Wil lem Vogelsang au moment même où, entrepris pour la dernière fois par le terrible Borgne, il allait s'abattre sur le carreau en lâchant le kors brood. — Donne, Willem, donne-moi le pain de kermesse! murmure l'étranger à l'oreille du pitoyable garçon. Qu'y a-t-il de péremptoire ou de si insidieux dans la parole de ce parte naire inespéré? Mais Willem tressaille, écarquille les yeux et, bouche bée, lui abandonne la proie que le Borgne croyait déjà tenir. Aussitôt Frans et ses hommes de se ruer sur l'intrus. Vaine coalition d'efforts ! Le gaillard, en dépit des enragés qui se cramponnent à son bras, agite victorieusement le korsbrood au-dessus de la multitude. Déjà un tonnerre de hourrahs ! salue son exploit, sa prouesse providen tielle. C'est lui le vainqueur! Hou\ée pour le Roi ! Mais avant que ceux de Krawinkel soient revenus de leur stupeur, il tire à lui le jeune Vogelsang, lui glisse le trophée dans la main droite, presse dans la sienne et soulève cette main en l'air, et la tient levée ainsi en proférant d'une voix formidable : « Le korsbrood à Willem Vogelsang ! Le korsbrood à Luttérath ! » Puis, il juche Willem et le met à califourchon sur ses larges épaules, fait, toujours en clamant, trois fois le tour de la place enthousiaste et éblouie, et dépose enfin le nouveau roi tout hébété sous le balcon de l'heureuse Isa. Tandis que sans cesse Luttérath, Geleen et même Krawinkel acclament