Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/284

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—276'— comme il faisait très froid lorsqu'à l'aube terne d'hiver, il était parti de son village, — une grosse écharpe de laine blanche qu'il n'osait pas ôteret qui. à présent, l'étouffait. Toute sa personne soignée et nette évoquait des habi tudes d'ordre, une droiture native, une aisance honnête de laborieux éco- 'norne. A l'interrogatoire, il se nomma Corneille Rouvet, ancien maçon, d'un village agricole des environs, âgé de 78 ans. Il était prévenu d'attentats à la pudeur. Le huis-clos fut ordonné. Parles soins de deux gendarmes sévères et de l'huissier qui ramait l'air de ses bras avec le geste qu'on a pour chasser doucement la volaille vers un poulailler, la foule, tassée dans le prétoire, s'éloigna lentement, à regret, traînant des pieds, et laissant après elle son àcre et irréductible arôme de dessous mal propres. Afin de détruire immédiatement l'impression favorable qui pouvait résul ter de l'abord décent, et plutôt sympathique, du petit vieux, le ministère public signala aussitôt des antécédents déplorables : une condamnation en i 865, par la Cour d'assises, à dix ans de réclusion, pour attentats à la pudeur sur de petites filles. Cela fut dit sans commentaires, d'un ton agressif et sec, cassant toute pitié. Pour qui savait l'inconsciente soumission des magistrats répressifs au préjugé d'une décision antérieure, la condamnation apparut, de suite, inévitable; le stagiaire, commis d'office à la défense, s'assit d'un air découragé et l'instruction commença, presque superflue... Mais dans le cerveau de Rouvet, la parole du substitut avait découvert brusquement, ainsi qu'un pansement arraché d'une blessure, d'atroces souvenirs endormis. Il venait de la revoir tout à coup, ainsi qu'une chose actuelle et présente, la solennelle salle des assises où, pendant plusieurs jours, vingt-sept ans auparavant, il avait vécu cette terrible histoire qu'il s'était efforcé d'oublier... La haute et majestueuse salle aux tentures sombres, avec son grand Christ désolé qu'un hasard ironique place toujours derrière la Cour, afin de signi fier obscurément que l'image du divin Condamné est là pour l'avertissement et la résignation de l'accusé, et non pour l'importun rappel au juge de la faillibilité de la justice et de la nécessité des miséricordes ; les faces sérieuses et ennuyées des jurés, les questions harcelantes du président, l'air hostile et las des assesseurs, et surtout la robe rouge, la véhémente robe rouge aux gestes tragiques qui si implacablement avait affirmé la réalité de faits scandaleux et criminels, et réclamé le châtiment! De l'autre côté, un public confus, indigné, où il n'avait rencontré que des regards méprisants