Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/286

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—278— > La veille de l'arrêt, la confiance dans la justice le quitta subitement : il se sentit perdu et profitant de la liberté qu'on lui avait laissée, sans doute à cause de sa vie d'honneur et de travail, il disparut. Si des doutes avaient persisté, cette fuite soudaine les eût fait évanouir. Pas un scrupule ne trou bla la conscience de ceux qui le flétrirent alors. . . Il s'était refugié à l'étranger. Après cette secousse affreuse, l'existence laborieuse recommença, uniforme et régulière. Des entrepreneurs l'embau chèrent, l'apprécièrent pour sa ponctualité, son zèle, sa probité, et lui remirent de notables salaires. Des années paisibles et heureuses coulèrent, comme un réparateur sommeil après un cauchemar. Des années encore, sereines et tranquilles. Puis une nostalgie du village natal le tourmenta. Il écrivit à un neveu qui y était resté. Celui-ci répondit avec empressement, flairant des écus dans un bas de laine. On s'enquit chez des hommes de loi : la peine était prescrite, le vieux pouvait revenir. Il revint, en effet, et de grosses larmes heureuses tombèrent sur ses joues rudes quand il revit les glèbes patriales, l'église du village, les routes par lesquelles il avait passé, tout ce pays qui lui chantait des souvenirs. En vingt ans, la population s'était modifiée au point que nul ne pensa à remé morer des événements sombrés dans le passé. Aussitôt adoucies les premières voluptés du retour au pays, Rouvet songea à trouver l'emploi de ses mains actives; bien que son épargne fût suffisante pour lui permettre quelque quiétude, l'oisiveté lui semblait anor male et pénible. Mais seul lui plaisait le labeur hors maisons ou usines; il n'eût pu supporter, au-dessus de sa tête, la permanence oppressante d'un toit, se résigner à ne plus voir la verdure que par les trous des fenêtres; il eût étouffé entre les murailles d'un atelier; et le destin du mineur, loin du jour radieux, lui paraissait quelque chose de sinistre et d'incompréhensible. De ses tâches de maçon, ce qu'il préférait, c'étaient les hautes constructions, quand les chants des compagnons bourdonnaient sur les échafaudages, que les truelles heurtant la brique tintaient en cadences claires : une sorte d'ivresse alors l'étourdissait, une dilatation de tout l'être, un bonheur de se sentir dans le grand ciel vaste, en plein vent, fouetté délicieusement par les caresses rudes de la brise. Malgré tout son désir, la vieillesse ne lui permettait plus un travail per sistant : la souplesse, la force aussi manquaient à ses membres usés. Il dut donc renoncer à ce métier : de temps en temps, pourtant, en amateur, il faisait encore une journée. Le neveu avait loué quelques terres et le vieux fut fort aise de se consacrer aux soins des cultures. Ce n'était plus l'existence