Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/299

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—2(>I— l'on prend, on se sent plus gai, on a plus de courage. Et maintenant, lorsque je regarde autour de moi, ils sont tous occupés à disserter sur le désintéressement, mais d'affaires on n'en voit guère. En ces temps, nous autres, tchinowniks, nous vivions entre nous comme de bons camarades. Point d'envie ou de noirceur quelconque, au contraire, nous nous donnions mutuellement aide et conseil. Il arrive parfois que jouant aux cartes toute la nuit, tu es nettoyé blanc; comment faire? Eh bien! tu t'en vas chez l'isprawnik. — Petit père Demiane Ivanowitch, voici ce qui m'arrive, aide-moi! Demiane Ivanowitch écoute et rit d'un air protecteur : « Vous autres, tas de racailles de scribes, vous ne savez seu lement pas remplir votre séquelle ; — toujours au cabaret ou jouant aux cartes! » Après quoi il vous dit :« Allons, il n'y a rien à faire, rends-toi dans les bailliages de Charkowo pour y prélever des impôts ». Et voici que tu t'y rends ; tu n'y recueilles pas en réalité des impôts, mais, tout de même il y aura de quoi acheter du lait pour ta progéniture. Et comme tout cela se faisait avec simplicité! Ce n'est pas par la voie des sommations, ni par des moyens de violence quelconque, point du tout! Tu arrives et tu rassembles la commune : « Allons, mes enfants, aidez donc ! Petit père le tzar a besoin d'argent, aboulez avec les impôts...» Et toi-même tu rentres dans l'isba et tu regardes par la croisée : les gars restent debout et se grattent l'occiput. Quelques instants après s'opère une vraie confusion : tout d'un coup, tous parlent à la fois et gesticulent avec les mains; ils se donnent de la sorte du frais durant à peu près une heure. Et toi, pendant ce temps, tu restes dans l'isba et t'en fais des gorges chaudes; par intervalles, tu dépêches vers eux ton policier :« Allons, allez- vous bientôt cesser de jacasser, — le maître se fâche. » Alors la confusion devient parmi eux de plus en plus grande ; ils commencent à tirer au sort. Cela veut dire que l'affaire s'arrange, qu'ils ont décidé d'aller chez l'asses seur pour lui demander si, eu égard à la bonté divine, il n'y aurait pas moyen d'attendre jusqu'aux époques du gain. — Hé, hé, hé, mes gaillards, mais comment faire avec petit père le tzar! Mais il lui faut de l'argent ; vous devriez au moins, vous autres, avoir pitié de vos supérieurs. Et tout cela avec de douces paroles et non pas les poings dans leurs dents ou la main dans leurs cheveux : « Moi, sachez-le, je ne prends pas des pots de vin ; sentez donc quel chef d'arrondissement vous avez devant vous ». Non, Monsieur, c'est avec de bonnes paroles et de la commisération pour que les gaillards en soient pénétrés d'outre en outre. — Mais ne pourrait-on pas, petit père, attendre jusqu'à l'intercession de la sainte Vierge ? Naturellement ils tombent à vos pieds. — Attendre? pourquoi pas, cela est dans nos mains, mais pourquoi voulez-vous que j'assume une pareille responsabilité vis-à-vis de mes chefs? Jugez-en vous-mêmes. » Les gaillards retournent au lieu de la réunion, discutent, puis se rendent à leurs domiciles. Mais quelque deux heures après, ne voilà-t-il