Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/301

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—293— bler de tous ses membres. Naturellement, nous la cultivions aussi, mais en une certaine mesure : tu es attablé et tu te la coules à la douce ; tout au plus une pointe, mais lui, je vous dirai, ne connaissait point de mesure, et il buvait jusqu'à la défiguration de la face humaine. — Moi, quand j'étais encore enfant, disait-il, ma nourrice, me donnait de l'eau de vie à la cuillère pour que je ne braie pas; mais quand j'eus sept ans, alors mon père me rationnait déjà avec un petit verre par jour. C'est donc ce finaud qui nous instruisait en tout. — Mon mot, mes frères, sera celui-ci : Ne faites jamais une affaire pour rien, fût-elle plus sainte que les Pâques; ce ne serait que io kopeks, mais soutirez-les, ne gâtez pas la main ! Et il vous faisait des tours que c'est amusant d'y songer! Que quel qu'un se noie dans la rivière ou tombe du haut d'un clocher et se tue : tout cela lui venait à point. Les temps étaient jadis autres; actuellement, il est défendu de faire une enquête sur des cas pareils, mais en ces temps tout corps mort était un corps mort. Imaginez-vous la chose : eh bien, l'homme se noie ou se tue ; quel gain en tirer, semble-t-il, comment en pro fiter? Mais Ivan Petrowitch savait comment s'y prendre. Il arrive dans le village et se met à éventrer le noyé; les assistants sont, naturellement, pré sents, et l'aide-chirurgien aussi, un chien tel qu'il fut pire qu'Ivan Petro witch lui-même. — Hé, toi là-bas, Grégoire, tiens un peu le défunt par le nez pour que je puisse le disséquer plus à mon aise. Mais Grégoire (d'entre les assistants) a une venette bleue du défunt, n'ose s'en rapprocher à cinq sagènes de distance. — Délivre-moi, petit père Ivan Petrowitch, j'en ai une peur mortelle, mon estomac défaille ! Eh bien, on l'en délivre, mais, cela va sans dire, pour une offrande selon ses moyens. Parfois on oblige un autre à tenir les entrailles; jugez-en vous-même s'il se trouve quelqu'un qui se rejouirait à tenir en main des débris visqueux; eh bien, ils s'en rachètent peu à peu; en regardant de près, Ivan Petrowitch a battu monnaie, une dizaine de roubles, et au fond l'affaire n'était que pure futilité. Toutefois, je vous assure qu'il craignait Dieu : il n'aurait voulu couvrir ni un assassin ni un meurtrier. — Vous, mes frères, ne prenez jamais pareil péché sur votre âme, nous exhortait-il parfois ; pour des affaires pareilles on peut être soi-même traîné devant la justice. Tâchez par conséquent de découvrir le malfaiteur, mais ne vous oubliez pas non plus. — Qu'entendez-vous par là, Ivan Petrowitch, lui demandions-nous ? — Voici ce que j'entends. Le meurtrier est seul, c'est vrai, mais en fait de connaissances et de parents par alliances, il en a tout un district à peu près ; commencez donc à citer toutes ces connaissances et tâchez d'ama douer l'accusé, afin qu'il désigne le plus de gens possible. As-tu été, à telle ou telle heure, chez un certain villageois, et de là n'es-tu pas allé chez un autre? Choisissez également les heures qu'il faut... Citez ainsi tant et plus. »9