Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/303

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—295— nombre), le corps mort sus-mentionné a été caché la nuit précédente, dans l'étang de votre fabrique, par la main d'un malfaiteur. La mort du défunt a dû être violente à en juger d'après les contusions inhumaines dont son cadavre porte des traces irrécusables. Ce pourquoi ayez la bonté de per mettre que l'on fasse, dans votre étang, des perquisitions qui sont devenues nécessaires. — Mais de grâce, Ivan Petrowitch, le corps est déposé dans la tente au bord de la route! — Fais donc ce que l'on te dit. Et il s'est mis à siffloter sa chanson favorite : Elle se tenait debout au bord du sentier, et, comme il était sensible (il ne pouvait l'écouter sans pleurer), il en versa une larme. J'ai appris ensuite que sans plus de gêne il donna l'ordre aux policiers de cacher momentanément le corps quelque part dans un fossé. La barbe ayant pris connaissance de notre avis, a failli tomber en syncope. Mais nous, dare dare, nous arrivons dans sa cour. Tout pâle, il vient à notre rencontre: — Ne désirez- vous pas prendre une tasse de thé, Messieurs? — Hé, mon cher! il ne s'agit pas de thé ici, lui répond Ivan Petrowitch, foin du thé, mais toi, ordonne de vider ton étang. — De grâce, pères de mon sang, pourquoi voulez-vous me ruiner ? — Comment ruiner? Ne vois-tu pas que nous sommes venus pour faire l'instruction? Ordre en a été donné. Un mot après l'autre, le négociant voit que la plaisanterie est mau vaise, qu'il va falloir vider l'étang, eh bien, il paya trois milleroubles et l'on termina gentiment l'affaire. Ensuite, nous nous embarquâmes un peu sur l'étang, enfonçant çà et là des bâtons armés de crocs, et nous n'y trouvâmes, comme vous le pensez bien, aucune trace du cadavre. Seulement, je vous dirai que, durant les agapes, quand nous avions déjà tous un plumet, ne voilà-t-il pas qu'Ivan Petrowitch s'avise de révéler toute l'histoire au négociant; lecroi- riez-vous, la barbe se fâcha jusqu'à en crever. Et dire qu'il y a des gens capables d'une pareille exaspération. Notre Ivan Petrowitch c'était un homme unique. En tout ce qu'il entre prenait, il réussissait que c'était bon et beau à voir. Il semblerait que la vac cination fût chose sans importance, mais il savait s'y prendre. Il se rend parfois au tribunal institué pour les paysans de la couronne et se met à y étaler tout son attirail : un tour, des scies diverses, des limes douces, des tarières, des enclumes, des couteaux d'un aspect effrayant, à l'aide desquels l'on pourrait dépecer un bœuf; le lendemain, après qu'on a rassemblé les femmes et les enfants d'un bailliage, toute cette fabrique se met en branle : les couteaux s'aiguisent, le tour gronde, les enfants braient, les femmes gémissent, c'est à en devenir fou. Mais lui se promène avec gravité, fumant sa pipe, s'appliqua nt au verre, et criant aux aides-chirurgiens : « Aiguisez, vous dis-je, avec plus de soin ». Les stupides femmes regardent cela, et de hurler plus fort encore.