Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/313

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—3o5— une grande gloire, justifiée d'ailleurs par d'éminentes qualités. Ce n'est donc pas à un point de vue général que je me place en écrivant ces lignes : je n'ai en vue que l'état actuel de la littérature française en Belgique. Cette littérature est jeune et frêle encore. Si quelques écrivains ont atteint une maturité suffisante pour admirer sans péril certaines œuvres pernicieuses, les jeunes gens dont l'esthétique est encore faible et peu formée, le public surtout qui n'a pas encore d'éducation littéraire, risquent, au contact de certaines lectures, de se pervertir irrémédiablement le goût. Un tel accident, s'il devait se produire dans notre pays, serait la ruine de tout notre effort artistique. On comprendra donc le mobile qui me pousse et l'on me pardon nera une sévérité qui, en d'autres circonstances, pourrait passer pour un manquement grave au respect qui est dû à un mort célèbre. Laissons de côté la vie du poète américain. Ses biographes nous en font une peinture admirable et touchante. ll convient de saluer avec émotion une existence véritablement grande et belle. Walt Whitman fut un noble modèle : que sa mémoire reçoive ici notre respectueux hommage. Mais c'est de son oeuvre qu'il s'agit, ou plus exactement, des étranges panégyriques qu'elles a suscités et de la dangereuse propagande à laquelle on la fait servir. De nombreux fragments de cette œuvre ont été traduits en français, dans la Vogue (première série), dans la Revue Indépendante (novembre 1888), dans la Cravache, dans l'Ermitage, dans la Poésie anglaise de M. G. Sar- razin, etc. Ces fragments permettent-ils de juger du caractère de la poésie de Walt Whitman ? A défaut d'une traduction complète, force est de nous en contenter. Ils suffisent d'ailleurs à la démonstration que nous avons l'inten tion de faire en les opposant aux théories que nous voulons combattre. Dans la Renaissance de la Poésie anglaise, M. Sarrazin parle ainsi (p. 235 et 236) : « ... à ce moment même une voix triomphante éclatait, au delà de l'Atlantique. Dans ce chant d'une, lumière continue et presque aveuglante, point d'hésitations ni de désespérances ; le présent et le passé, l'univers et l'homme, libres de tous voiles, affrontaient avec une sérénité supérieure le mauvais sourire de l'analyste : là-bas on n'avait plus à se chercher, car on s'était trouvé, et au fort de sa période de croissance une nation s'indi quait du doigt sa future et formidable stature dans le miroir de l'avenir. « L'homme qui s'annonçait ainsi, lui et sa race, apportait, en même temps qu'une parole absolument nouvelle, une forme instinctivement audacieuse, novatrice, en dehors des préjugés et conventions littéraires. Il créait un rythme à son usage, moins étroit que le vers, plus coupé que la prose, un rythme adapté à l'allure de son émotion, avec elle entraîné, précipité, ral- lenti, éteint. Parfois cependant il calquait presque le verset hébraïque, quitte à bientôt l'élargir ou l'abandonner. Mais, qu'il se servit des moules des autres ou des siens, les artifices habituels de la phrase écrite lui étaient également inconnus. S'il faisait, lui aussi, de la littérature, c'était du moins sans s'en douter, en auteur ignorant de la recherhe et de la gloriole artisti que. Aussi bien le mot littérateur, au sens où l'entendent les civilisations vieillies, ne pouvait en aucune façon s'appliquer à lui. »