Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/314

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—3o6— Ailleurs (p. 24g), M. Sarrazin dit encore :« Whitman n'est pas un artiste : il est au-dessus de l'art. Non seulement les mots de son hymne se gardent d'être tous de choix, mais le poète se rit de la proportion et de la composi tion : on dirait qu'il affecte le décousu, la surcharge et l'encombrement ». Etrange éloge pour un poète! Que veut dire ce triple charabia? Quoi! « Whitman n'est pas un artiste, il est au-dessus de l'art? » Voilà une situa tion singulière que l'art ne connaît pas et qu'il ne connaîtra jamais. On n'est jamais au-dessus de l'art, on est souvent à côté. Et s'il est vrai que Whitman n'est pas un artiste, tant pis pour lui. C'est pourtant le fait de n'être point un artiste qui lui vaut les suffrages de M. Sarrazin. Celui-ci ne va-t-il pas jusqu'à écrire : « Sans vouloir prendre parti pour l'exubérance ou contre le goût, il me sera permis de dire que ce dernier ne saurait faire loi que s'il s'agit d'écrits qui visent à l'art pur et où la forme tient une place telle qu'elle relègue à peu près lefond au second plan ». , Nous savons à présent où l'on en veut venir. C'est la vieille querelle du fond et de la forme qui reparaît. On déclare la guerre à Vart pur. Et l'on ne se gêne pas pour supposer ce principe : « Tout poème dont la forme est parfaite doit, par là même, manquer de fond ». Car si l'on ne suppose pas ce principe blasphématoire, tout le raisonnement est manqué. Quant aux gens qui logent cet abominable axiome dans le tréfond de leur cerveau, est-il encore nécessaire de discuter avec eux ? Un véritable lettré se contentera de hausser les épaules : il verra surgir en un instant dans sa mémoire les œuvres de Dante, de Gœthe, et, pour la France, les vers splendides de Victo Hugo et de Leconte de Lisle, où la force de la pensée et la beauté de la forme sont si intimement unies qu'elles semblent n'en faire qu'un. Mais il est difficile, pour l'artiste, d'acquérir une belle forme, il est diffi cile pour le public d'apprécier et de comprendre les belles formes, surtout lorsqu'elles sont unies à des pensées un peu étrangères à nos charretiers. Tout démagogue de l'art qui blasphémera la beauté de la forme au nom du fond, — sans d'ailleurs préciser ce qu'il entend par le fond, — a des chances d'être écouté et applaudi par la foule des impuissants et des imbé ciles. Le fond de l'affaire est là et il n'en est point d'autre. Pour nous, notre devoir est de redire sans cesse aux jeunes artistes et au public de tout âge et de toute catégorie : « L'art est difficile. Il n'est point d'art sans forme ; l'art informe est l'art des sots et des ignorants. Après cela, personne ne peut vous empêcher d'aimer les ânes, mais sachez-le bien, ceux-ci ne seront jamais reçus au nombre des aigles. » En général, c'est le fond qui manque le plus aux détracteurs de la forme. J'en trouve un exemple immédiat dans le passage même que je critique. Voici en quels termes M. Sarrazin continue, et il ne fait que répéter ce que disent tous ses pareils : « Est-il question, au contraire, de ces œuvres autrement larges où se précipiteront toutes les apparences extérieures et toutes les masses humaines, où feront brèche, en même temps que les bataillons des sensations, ceux des sentiments et des idées, où fusionneront