Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/315

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—3o7— la science, la morale et l'esthétique, l'horizon s'agrandit étrangement : il n'y a plus d'autres règles que la noblesse et la puissance de l'âme et elles suffisent amplement à créer l'un des aspects du beau les plus inattendus et les plus grandioses. » Examinons, s'il vous plaît, le fond de ces déclamations pompeuses. L'au teur affirme que, dans les œuvres les plus vastes, « où fusionnent la science, la morale et l'esthétique, il n'y a plus d'autres règles que la noblesse et la puissance de l'âme ». Pour faire ressortir le fond absolument grotesque de cette pensée, appliquez celle-ci à un autre art, à la sculpture, par exemple, ou à la musique. Vous voyez d'ici Michel-Ange, armé seulement de la noblesse de son âme, faire voler à l'aide de cet instrument les éclats de marbre et ciseler son Penseur ou son Moïse. Vous voyez Wagner, muni de la puissance de son âme en guise de contrepoint, écrire, selon cette méthode inédite, l'ouverture des Maîtres-Chanteurs '. Soyons sérieux. Reconnaissons que l'artiste, comme l'artisan, doit pos séder à fond son métier. Si le poète ignore la grammaire, ce n'est pas la noblesse de son âme qui le préservera des fautes d'orthographe, et s'il n'est pas rompu à toutes les difficultés de la prosodie, ses plus nobles pensées auront, comme la princesse des légendes, des pieds de canard. Quant aux œuvres des grands artistes, en elles, toujours, « fusionnent la science, la morale et l'esthétique » et bien d'autres choses encore. Nous n'avons jamais prétendu que les ouvrages d'un sot, fût-il le plus roué, le plus décadent des rimeurs, fussent des œuvres de génie. Mais la science, la morale et l'esthétique font assez bon ménage, nous semble-t-il, dans tous les chefs-d'œuvre, depuis certains hymnes védiques jusqu'à la Fin de Satan. Proclamons donc cette vérité : il y a maintenant en Europe un tel encombrement de productions médiocres, que les esprits faibles désespèrent de notre civilisation et appellent les barbares. La littérature française est l'héritière de l'esprit latin et de l'esprit grec. Elle a reçu de Rome et d'Athènes le culte de la proportion, de la composition, de l'ordre, en un mot de l'harmonie. C'est un dépôt sacré, qu'il faut conserver à tout prix afin de le léguer intact à l'avenir. Et parce qu'aujourd'hui l'art français semble fatigué, parce qu'il paraît trop difficile aux jeunes générations de se mesurer avec leurs aînées, voici qu'on fait appel à l'étranger, pour lui demander quoi? de nouvelles inspirations? des sensations inéprouvées? la fraîcheur un peu sauvage de fleurs exotiques qu'il serait glorieux d'accli mater sur le sol de France? Non. On lui emprunte des exemples, on invoque ses gloires plus ou moins pures pour faire la guerre à la forme, à l'ordre, au goût, à tout ce qui est la chair et le sang de l'art français. Quel est donc ce poète étranger que l'on nous propose et que l'on nous oppose? Nous allons examiner brièvement l'œuvre de Walt Whitman et analyser ses titres de supériorité, s'ils existent. Ce que l'on appelle l'art de la composition fait totalement défaut à Walt