Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/316

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

—3o8— Whitman ; ses panégyristes le reconnaissent. Nous avons déjà cité M. Sar- razin; son témoignage est corroboré par M. Havelock Ellis, qui dit: « D'art, dans le sens conventionnel qu'on attache à ce mot, il n'y en a guère chez Whitman ». Et plus loin il ajoute : « Ce n'est donc pas comme artiste que Whitman nous intéresse particu lièrement. Je sais bien qu'il a écrit : Out of the bradle et When the Lilacs et This compost, et d'autres fragments encore dont on peut retirer une simple et pure joie esthétique. Fréquemment aussi nous rencontrons des phrases qui révèlent une perception aiguë du mystère et de la beauté des choses, et s'égalent presque à la simplicité grandiose d'Homère. Mais cette poésie est plutôt la poésie de l'énergie que la poésie de l'art Quant Whitman s'exprime en prose, il est souvent incohérent, impulsif, déséquilibré, avec un sens assez inexact de la valeur des mots ou de la structure logique des phrases. » Nous voilà édifiés. Il suffit d'ailleurs de lire n'importe lequel des chants démocratiques, n'importe quelle pièce des Brins d'herbe, pour que nul doute ne subsiste à cet égard. Nous engageons nos lecteurs à prendre connaissance de ces poèmes afin de se former une opinion positive. On voit s'il est permis de comparer un pareil sauvage avec- le noble génie qui fut, à l'aube de ce siècle, le plus pur écho de la beauté antique. M. Havelock Ellis et M. Sarrazin, sans compter quelques autres, osent mettre Whitman en parallèle avec Gœthe ! Une telle aberration crie ven geance au ciel. Est-ce le Chant de la hache ou le Salut au monde que l'on veut opposer à Ylphigénie du grand poète allemand? Et comme si cela ne suffisait pas, M. Havelock Ellis compare ensuite Walt Whitman à Victor Hugo. Et pas un poète français n'a protesté!

Mais il est des poètes lyriques qui ont pu se passer de l'art de la composi tion. La richesse de leur imagination, la fougue de leur invention y sup pléait dans une certaine mesure. Voyons donc si, de ce côté, Walt Whitman a une valeur exceptionnelle, justifiant l'admiration qu'on veut nous impo ser pour son talent. Il faut bien le reconnaître, Walt Whitman a l'imagination pauvre. Ses sentiments sont beaucoup plus démocratiques et patriotiques que poétiques. Quiconque feuillette ses livres est frappé, au premier coup d'œil, par d'in terminables énumérations, les plus plates et les plus sèches qu'il soit possible de trouver. Le moindre journaliste d'arrière-province rougirait de les avoir commises. Il paraît que c'est le style biblique d'aujourd'hui. Donnons quelques exemples de ce style biblique Voici le premier chapitre d'une pièce intitulée : Visages, traduite par M. Vielé-Griffin [Revue indé pendante, novembre 1888). « Flânant par les pavés ou chevauchant par le sentier rustique, ô, ces visages ! — Visages d'amitié, de précision, de cautèle, de suavité, d'idéal ; — Le visage de spirituelle prescience, et, toujours bienvenu, le bon visage