Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/317

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—3og— du vulgaire ; — Le visage de qui chante une musique, les majestueux visages des avocats de nature et des juges au large crâne ; — Les visages de ceux qui chassent et qui pèchent, aux tempes saillantes, le glabre et pâle visage d'ortho doxes citoyens; — Pur, exalté en désirs, interrogateur, le visage de l'artiste; Le visage hideux de telle âme belle, le visage beau et qu'on déteste ou qu'on méprise; — Le saint visage de l'enfance, le visage illuminé de la mère d'enfants nombreux ; — Le visage d'un amour, le visage d'une vénération ; — Le visage comme d'un rêve, le visage d'un roc impossible ; — Le visage qui n'exprime plus ni bien ni mal, le visage châtré, — Fauve épervier, dont furent rognées les pennes, - Étalon qui dut enfin céder aux pinces et au couteau du châtreur; — Flânant ainsi par les pavés, ou passant le bac qui ne se repose, des visages et des visages et des visages, — Je les vois, et ne me plains pas, et suis content de tous. » La belle poésie que voilà ! Je me demande s'il en est de plus niaise. Non que je blâme le procédé de l'énumération, mais dans cette énumération il n'est pas un seul trait intéressant ; par contre, on y voit briller plus d'une sottise. Il m'est difficile de deviner pourquoi le visage du vulgaire est toujours bon, pourquoi les mères qui ont plusieurs enfants possèdent par là-même un visage illuminé, pourquoi les juges sont détenteurs d'un large crâne. Mais le chef-d'œuvre, c'est le visage châtré, avec cette prodigieuse assimilation : « épervier dont furent rognées les pennes ». Si tel est le style biblique en faveur à New-York ou à Oil-City, notre civilisation arriérée, emplie des souvenirs de Sophocle et de Virgile, n'est pas à même encore d'en saisir les beautés éblouissantes, le lyrisme aveuglant, où, bien plus, n'est-ce pas, que chez Hugo, Gœthe ou Swinburne, gronde la foudre divine ! Mais il y a mieux. Lisez donc la pièce intitulée Salut au Monde : c'est le développement du plaidoyer de Petit-Jean : « Quand je vois... quand je vois... » Ce que voit Walt Whitman se réduit à peu de chose, malgré l'effroyable quantité de noms de pays et de villes, d'îles, de montagnes et de lacs, qui se déroule durant une dizaine de pages. Ici le lyrisme devient flambloyant. Eh Egypte, Walt Whitman voit des Égyptiens; il voit aussi des obélisques et des pyramides : « I see Egypt and the Egyptians, — I see the pyramids and obelisks. » Mais les pyramides et les obélisques, si brièvement décrits, sont déjà un ornement. D'habitude, l'énumération est plus simple; voici quelques apo strophes : « Vous, Norvégiens! Suédois! Danois! Islandais! Vous, Prussiens! Vous, Espagnols d'Espagne ! Vous, Portugais ! Vous, Français et Fran çaises de France! Vous, Néerlandais amoureux de la liberté!... Vous Chi nois et Chinoises de Chine ! Vous, Tartares de Tartarie, etc., etc. » Cela s'étale au long de plusieurs centaines de vers, dans un style assu rément biblique. Soyons de bonne foi. Quelle vision vous donne l'homme qui s'écrie : « Je vois la Chine, je vois le Japon, je vois le Congo, je vois la France, je vois l'Angleterre ? » Il peut s'illusionner lui-même jusqu'à s'écrier (dans la 20