Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/323

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—315— Non pas que la direction et la couleur de ses idées aient changé, — c'est toujours André, Delzire Moris ou Maxime qui pensent, — mais parce que ses idées sont incarnées avec un art plus libre et plus souple, dans des épisodes plus saisissants et plus variés. Naguère, l'écrivain se racontait, directement, d'une voix amère et monotone, sans une inflexion, sur le ton que l'on prend quand on se parle à soi-même, et qu'on n'a pas l'espoir d'être écouté. Ainsi, le Journal d'André, Défaire Moris et Maxime sont- ils moins des œuvres d'art au sens exact du mot que les curieux soliloques d'un observateur enfermé dans sa propre personnalité, toujours en cœur à cœur et en tête à tête avec lui-même, et que le bruit du monde extérieur irrite quelquefois jusqu'à l'envie. Dans ces autobiographies-là, M. Arnold Goffin est le prisonnier de lui-même. Aussi leur principal intérêt réside-t-il dans l'analyse psychologique, et l'art n'intervient-il que d'une façon secon daire, comme un moyen d'expression plus rare et plus juste. Il en est tout autrement du Fou raisonnable. Déjà, dans Impressions et sensations, M. Arnold Goffin montrait des velléités de s'évader et de sortir de sa cellule, ne fût-ce que pour la contempler du dehors. Dans l'œuvre d'aujourd'hui, cette tendance s'accentue avec bonheur. M. Arnold Goffin se raconte encore, mais il appelle à son secours toutes les ressources d'une imagination excentrique et opulente, d'autant plus féconde que, jusqu'à présent, il n'en avait guère abusé. Le plus souvent il s'efface et tire de son cerveau des personnages, des incidents dramatiques, des paysages et des décors. Il dresse le théâtre de sa pensée, il agite ses pantins versico- lores et les entrechoque pour en faire jaillir des étincelles. Ils portent ses couleurs et c'est lui qui les souffle, sans doute. Mais ils disent des choses que n'oserait pas dire leur impresario. Et ils les disent mieux, dans une forme animée et plastique, dont l'art délicat et puissant est cette fois l'attrait principal. M. Arnold Goffin est demeuré subjectif, mais son subjectivisme s'est objectivé jusqu'à la création littéraire. Les lecteurs de la Jeune Belgique connaissent l'espèce de sensibilité particulière à M. Arnold Goffin, cette sensibilité douloureuse que des refoulements nécessaires changent parfois en une ironie blasphématoire, en une frénésie de faire mal aux autres, ou plutôt de se faire mal dans les autres. Ce sont là des ruses et des sournoiseries de paroles dont la passion est coutumière, et le sarcasme tord la bouche autant qu'un sanglot. C'est ce qu'il convient de se rappeler en lisant le Paladin, Affettuoso, Amitié, Duplicité et les autres proses de la même inspiration, cruellement polaires. Seuls quelques morceaux de douceur et de tendresse font la lumière dans ce livre noir. Dans la prose intitulée Diablerie, M. Arnold Goffin nous décrit ainsi les étranges poèmes que lui récite en rêve un personnage mystérieux : « Jamais une strophe n'a refleuri en ma mémoire de ces poèmes dont l'anguleuse facture désabusée, la cruelle maigreur scientifique me sont encore présentes, aussi bien que l'amenuisé contour de leur inspiration retorse, l'ironie de leurs reflets changeants et surtout les escarboucles qu'à la lecture il faisait jaillir de ces miroitantes parures de jais et de dentelles.