Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/346

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—338— certain rapport avec sa propre volonté, quelque lointain que soit ce rap port. « Comme, — à ce point de vue, où la connaissance des relations est seule nécessaire, — le concept abstrait de la chose est suffisant et le plus souvent préférable, l'homme ordinaire ne s'attarde pas longtemps à la contempla tion pure ; par suite, il n'attache point ses regards sur un objet : mais dès qu'une chose s'offre à lui, il cherche bien vite le concept sous lequel il la pourra ranger (comme le paresseux cherche une chaise), puis il ne s'y inté resse pas davantage. C'est pourquoi il en a si vite fini avec toutes choses, avec les œuvres d'art, avec les beautés de la nature, avec le spectacle vrai ment intéressant de la vie universelle considérée dans les scènes multiples. // ne s'attarde pas : il ne cherche que son chemin dans la vie... Au con traire, chez l'homme de génie, la faculté de connaître, grâce à son hypertro phie, se soustrait pour quelque temps au service de la volonté; par suite, il s'arrête à contempler la vie pour elle-même, il s'efforce de concevoir l'Idée de chaque chose, non ses relations avec les autres choses ; dans cette recher che il néglige fréquemment de considérer son propre chemin dans la vie et s'y conduit le plus souvent d'une manière assez gauche. Pour les hommes ordinaires la faculté de connaître est une lanterne qui éclaire le che min ; pour l'homme de génie, c'est le soleil qui révèle le monde (i). » Voilà rapidement esquissés, grâce à des textes célèbres, les deux modes fondamentaux de la connaissance, que nous appellerons la connaissance discursive (connaissance vulgaire) et la connaissance intuitive; la première n'atteint que les phénomènes et leurs lois, la seconde saisit directement, sous les phénomènes, les Idées platoniciennes, les Idées éternelles ou for mes incréées. Peut-on dire que la prose est le langage propre de la connaissance dis cursive et la poésie le langage propre de la connaissance intuitive ? Un rapide examen justifiera, pensons-nous, l'affirmation de ce double fait. Si nous nous demandons à quel usage on emploie communément la prose, nous voyons qu'elle sert essentiellement à faire un exposé. Cet exposé peut être démonstratif ou narratif; il prouve ou il raconte. Tels sont, d'ailleurs, les deux procédés fondamentaux de la pensée discursive. Celle-ci rassemble des notions élémentaires, les dispose, les lie, et formule leurs rapports avec la plus grande exactitude possible. Il ne s'agit pas, ici, de faire jaillir dans l'imagination une image animée; il s'agit démettre en ordre certains mots, c'est-à-dire certains signes, afin qu'ils représentent exactement certains rapports entre les objets dont ces signes sont les substi tuts. La prose est un langage analytique; sa fonction est de reproduire des (1) Une curieuse lettre de Herbert Spencer à M. Guyau vient à l'appui de la théorie schopenhauérienne. Spencer considère le besoin et le désir qui en nait comme excluant toute émotion artistique. Il pose ce principe ; « Rechercher une fin comme servant à la vie, — c'est à dire comme bonne et utile, — c'est nécessairement perdre de vue son caractère esthétique. » (Guyau, Problèmes, t. I, ch. 1.)