Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/347

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-339~ rapports ; on lui demande de reproduire ces rapports avec la plus grande précision analytique dont le langage est capable. Aussi la loi qui gouverne la prose est-elle la logique formelle. C'est le langage utile par excellence. On demande surtout à la prose detre claire ; elle est l'instrument qui sert à l'entendement pour opérer la classification des noms propres, des noms communs, des noms collectifs, des noms abstraits ; elle définit, elle classe, elle combine. S'agit-il d'une démonstration, elle rapproche les éléments et en déduit ou en induit la conclusion ; s'agit-il d'une narration, elle groupe les faits dans l'ordre de leur succession, et nulle part n'apparaît plus claire ment la subordination de la prose au temps, à l'espace et à la causalité, qui sont les conditions de la connaissance discursive. Si nous recherchons quel est le caractère dominant de la poésie, nous trouvons qu'elle est surtout expressive et suggestive. L'ordre démonstratif ou historique est son moindre souci. Susciter dans l'imagination des images vivantes, montrer les objets dans leur maximum de beauté, c'est-à-dire dans leur minimum d'utilité historique ou scientifique, éveiller les idées géné rales non à l'aide des concepts, mais par l'évocation de leurs archétypes rendus tout à coup sensibles par une excitation de l'imagination et du senti ment, là où la connaissance discursive agirait pour l'énonciation d'un concept général ou abstrait, fabriqué à postériori, employer pour frapper ainsi l'imagination et le sentiment toutes les ressources expressives du geste, des couleurs, des lignes et des sons, traduites dans le langage par les équi valents les plus proches et à cet effet appeler à l'aide tous les ressorts mélo diques, harmoniques et rythmiques d'une langue, tel est l'office de la poésie et de son instrument : la versification. Ici se vérifie donc la définition de M. Sully-Prudhomme que nous avons notée tout à l'heure : « La versifi cation est l'art de faire bénéficier le plus possible le langage des qualités agréables et éminemment expressives du son ». Nous croyons avoir montré la relation intime qui existe entre la prose et la pensée discursive, entre la poésie et la pensée intuitive (i). Mais n'oublions pas que, de fait, il existe autre chose que l'ode d'une part et, d'autre part, la démonstration mathématique et la chronologie. La Prose et la Poésie comprennent des genres nombreux qui s'éloignent graduellement de leurs foyers respectifs et se rapprochent du foyer con traire. Nous n'établissons ici qu'une division théorique. Certains ouvrages ont un caractère mixte : telles sont les œuvres dramatiques, le roman, etc. La prose dispose de moyens d'expression très étendus ; elle peut, en renforçant et en concentrant ses ressources de rythme, d'harmonie, d'éloquence, en (1) « Dans l'harmonie des mots, écrit Flaubert à G. Sand, dans la précision de leurs assemblages, n'y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d'éternel comme un principe? Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images et ce qui parait être l'extérieur est le dedans. »