Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/348

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

—34o— relâchant proportionnellement ses moyens discursifs, s'élever très haut et mériter le nom de prose poétique. Toutefois, la prose poétique n'est, en général, employée que par des esprits nés pour la poésie mais inhabiles au maniement du vers. Quant aux vers prosaïques, si l'on excepte certains genres mixtes, tels que la satire et la comédie, ils ont souvent pour auteurs des versificateurs sans talent et sans cervelle, pour qui les Idées éternelles sont des phénix qu'ils ne verront jamais. Si l'on admet que la prose est le langage propre de la connaissance dis cursive et la poésie le langage propre de la connaissance intuitive, on verra s'éclairer d'une vive lumière quelques problèmes obscurs de l'art des vers. On comprendra pourquoi la poésie par excellence est la poésie lyrique, qui , chez tous les peuples, a précédé la poésie épique et la poésie dramatique; c'est que ce genre de poésie est le langage qui serre du plus près la pensée intuitive. Elle est, à l'origine, l'exclamation, le cri d'extase arraché à l'homme par la vision resplendissante des idées essentielles. Les règles de la versification se sont, chez chaque peuple, formées peu à peu pour donner à ce langage son maximum d'intensité. On comprendra aussi la raison d'être si profonde du mot Poésie. « Le mot Poésie, dit Théodore de Banville, — en grec noirjm;, action de faire, fabrication, vient du verbe noisïj, faire, fabriquer, façonner; un Poème, Tioiyua, est donc ce qui est fait et qui, par conséquent, n'est plus à faire; — c'est-à-dire une composition dont l'expression soit si absolue, si parfaite et si définitive, qu'on n'y puisse faire aucun changement, quel qu'il soit, sans la rendre moins bonne et sans en atténuer le sens. » Qu'est cela, sinon « fixer dans des formules éternelles ce qui flotte dans le vague des appa rences? » sinon encore incarner dans une forme parfaite les idées éternelles aperçues à travers les changeants phénomènes? On comprendra enfin pourquoi Théodore de Banville fait de l'imagina tion de la Rime la qualité qui, entre toutes, constitue le poète. « On n'entend dans un vers, dit-il, que le mot qui est à la rime, et ce mot est le seul qui travaille à produire l'effet voulu par le poète. Le rôle des autres mots contenus dans le vers se borne donc à ne pas contrarier l'effet de celui-là et à bien s'harmoniser avec lui, en formant des réson- nances variées entre elles, mais de la même couleur générale. » Nous justifierons plus tard ces propositions, en montrant que si le vers constitue l'unité rythmique de la poésie, la rime est l'âme du vers français et l'élément essentiel de son rythme. Mais ne quittons point Banville sans transcrire le passage remarquable qui vient à l'appui de notre proposition de tout à l'heure, et qui montre lumineusement que la poésie est le langage propre de la connaissance intuitive. « Ce n'est pas, dit-il, en décrivant les objets sous leurs aspects divers et dans leurs moindres détails que le vers les fait voir ; ce n'est pas en exprimant les idées in extenso et dans leur ordre logique qu'il les communique à ses auditeurs; mais il SUSCITE dans leur esprit ces images ou ces idées et pour les susciter, il lui suffit en effet d'un mot. De même, au moyen d'une touche juste, le peintre suscite dans la pensée du spectateur l'idée du feuillage de hêtre ou du