Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/357

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—— lement développés qu'ils débordent sur l'ensemble, et qu'ils cachent à demi l'action du roman. J'allais oublier les personnages. On m'eût facilement pardonné cet oubli, car les héros de la Débâcle, comme ceux des romans antérieurs, sont des êtres quelconques, des esprits médiocres, des âmes subalternes et fon- gibles. Tous ces Rougon et tous ces Macquart sont assurément vraisem blables, vraisemblables d'une vraisemblance matérielle et superficielle; pas un n'est vrai de la- vérité profonde et entière de la vie, pas un ne s'impose à l'imagination du lecteur. Balzac peut dormir tranquille : ce ne sont pas les pantins physiologiques de M. Emile Zola qui éclipseront les acteurs de la Comédie humaine! Cette impuissance cérébrale, attestée par toutes les œuvres de M. Emile Zola, est encore plus frappante dans la Débâcle. Les vrais héros de l'Année terrible, ceux qui devraient être les protagonistes du roman, il les relègue dans les coulisses, ou, s'il est forcé de les montrer un instant, il les rem place par de ridicules figures de cire, échappées de chez Tussaud ou de chez Castan. Vous lui demandez Napoléon III, l'impératrice Eugénie, Mac- Mahon, Canrobert, Bazaine et Gallifet, vous attendez Guillaume Ier, Bismarck et de Moltke; et vous devez vous contenter du caporal Jean Macquart et du volontaire Levasseur, du lieutenant Rochas et du ^général Bourgain-Desfeuilles. Ah ! la voilà, la débâcle, la vraie débâcle, la débâcle du romancier de Médan. Le sujet de l'œuvre est trop élevé pour le gros talent, court et trapu, de M. Zola. Littérairement, M. Zola est tout en ventre. Il est le ventre du roman contemporain, un ventre massif et doré qui éblouit les deux mondes, mais il n'en est ni le cœur ni le cerveau. Intel ligence barrée et artiste médiocre, il a eu le tort de chanter plus haut que le ventre qu'il est. C'est par la bouche que l'on mugit les Marseillaises!

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Un mérite que l'on ne contestera point à M. Camille Lemonnier, quelle que soit la bonne ou la mauvaise fortune de telle de ses œuvres, c'est d'être un écrivain soucieux et respectueux de son art. Sans doute, l'auteur de la Fin des Bourgeois ne recule devant aucune réalité, si basse qu'elle soit. Sans doute, on pourrait détacher de la masse imposante de ses œuvres maint tableau d'une crudité féroce, plus audacieux peut-être que les plus audacieuses descriptions de M. Zola; mais l'antholo- giste qui procéderait ainsi donnerait du labeur artistique de M. Camille Lemonnier une idée incomplète et fausse. Il oublierait que le terrible père de l'Enfant du Crapaud, même lorsqu'il semble se complaire à la notation exacte des cas physiologiques les plus répugnants, obéit aux préceptes d'une esthétique particulière, très différente de l'esthétique de Médan. J'ai, à plu sieurs reprises, dans la Société nouvelle et, tout récemment, dans la Jeune Belgique, à propos de Dames de Volupté, étudié l'idéal artistique de M. Camille Lemonnier. Cet idéal n'a pas changé dans la Fin des Bourgeois, mais ce roman porte la trace de préoccupations nouvelles, auxquelles on ne s'attendait guère, et qui semblaient devoir rester étrangères au romancier du Mâle et du Mort.