Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/359

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—351— une dernière, qu'on avait négligé d'inviter au baptême, lui a fait un don cruel : celui de ne pas savoir profiter des autres. M. Jean Delville, en effet, s'est improvisé poète au hasard, sans avoir étudié la langue, sans avoir pénétré les secrets de la prosodie et de la rhythmique. Plus audacieux que le grand seigneur de tantôt, dont l'audace ne se manifestait qu'en paroles, il se jette sur le violon, le tient de travers, caresse les cordes avec le dos de l'archet, et tire des mélodies baroques du pauvre Amati brutalisé. Quelquefois son instinct de sauvage, qui est mer veilleux, lui fait pincer la chanterelle à l'endroit sensible, et la phrase jaillit claire et charmante, étonnée d'elle-même, comme un beau rayon vermeil dans l'absurdité des ténèbres. Et j'enrage alors, j'enrage, parce que M. Jean Delville n'a pas appris le violon, que sans doute il ne voudra plus l'ap prendre, et que, s'il ne se dépêche, il ne pourra plus ! M. Jean Delville a le sens héroïque des choses. Ses meilleurs vers sont des vers de bravoure, de couleur fière et d'accent hautain. Ils surgissent de strophe en strophe, dans les poèmes les plus boiteux du livre, avec la spon tanéité d'un jet d'eau : Tous les martyrs du rêve avec leur rêve au front... Revêts ma chair saignante et ma tête blessée Des langes primitifs où dormait notre enfance .' Le bois hécatombal qu'angoisse un souffle épique... La terre a bu le sang surnaturel de l'astre... Laisse mes vagues mains repentantes et blêmes... Une ville de bron\e rouge et de ténèbres... Ce sont là de belles flèches, rapides et vibrantes, dignes d'un bon archer du vers alexandrin. Et M. Jean Delville, grâce à son instinct, fait parfois mieux que de lancer des flèches isolées. J'ai noté, dans les Hori\ons han tés, quelques morceaux rhythmiques d'une venue heureuse, et dont la col laboration de l'instinct et du hasard a fait des poèmes. Tels sont le Vain Labeur, les stances intitulées Soir de Chapelle : O seigneur, ô seigneur silencieux, Plein du silence de tes chapelles, Voici le pécheur que tu appelles, A ton autel miséricordieux, A ton autel miséricordieux, où le double coup de cloche du vers répété fait songer aux meilleures inspirations prosodiques de M. Emile Verhaeren, et les strophes de lAmour des Lys : Fleurs des éthers pâles, fleurs des âmes, fleurs de la lumière. Les lys, qui dans tes mains fleurissent comme des sceptres blancs, Erigent leur parfum d'orgueil, de rêve et de prière Par delà la splendeur perverse et vaine de tes flancs.