Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/61

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—53— Mais comme vous êtes triste aussi l'hiver, vieille maison; — vos briques semblent alors plus sombres et désolées, les crevasses de vos murailles paraissent vous menacer de ruine, le vent s'engouffre lugubrement dans les encadrements de pierre disjointoyés des fenêtres et des portes, et vos trois grandes fenêtres refermées, regardent comme des yeux tristes, les lilas noirs et desséchés, les blancs chemins, les blancs gazons gelés, la campagne nue, et le pâle ciel mort où grondent et s'apprêtent des tourmentes de neige. Pourtant, si vous semblez alors si triste et désolée du dehors, et si vous reflétez alors pour moi l'image de toutes les choses tristes que nous avons vues tous deux, ô chère maison, la vie s'écoule toujours calme et heureuse en vos murs. — J'aime à me rappeler vos chambres tranquilles, familiales et douces comme la vie qu'on y menait, vos chambres paisibles, — palais de mon souvenir, peuplés de voix et d'ombres qui me sont chères. — J'aime à me rappeler votre salon démodé, les meubles revêtus de velours bruns encadrant des tapisseries anciennes aux croix violettes sur champ jaune, la massive cheminée de marbre noir aux bronzes sévères, lourds et luisants, les portraits qui ornaient les murs, et le piano en bois de palis sandre devant lequel on m'apprenait à chanter. J'aime votre salle à manger, les vieux vases roses de la cheminée, les chaises hautes et droites le long des murs et surtout j'aime cette tapisserie où des herbes de marais et des roseaux bleus disposés régulièrement entourent de leurs gerbes de larges et rouges fleurs décolorées Je me rappelle aussi vos bruits, vos rumeurs et vos voix, ô vieille maison; — dans tous les pays que je traverse je les entends quand je veux et depuis que je vous ai laissée, nul bruit, nul chant, nulle musique ne m'a ému comme ces simples bruits, qui disaient la vie de la maison et de ceux qui l'habitaient. Je sais le bruit que font les portes des armoires lorsqu'on les ouvre et les referme, je sais le bruit soudain, inquiétant que font pendant les longues nuits d'hiver les escaliers qui tressaillent ; je sais le bruit du vent pleurant dans les cheminées, et la plainte des branches de glycine qui sans cesse — comme un oiseau blessé qui voudrait entrer en la chambre — gémissent et pleurent contre les vitres du bureau de mon père ; je connais le chant de la pluie tombant sur les toits et revois mes rêves d'enfant bercés au chant de la pluie, et dans le monotone gargouillement des gouttières trop pleines. Je revois les longues soirées passées autour de la même lampe, j'entends sonner les heures, je revois les regards se dirigeant vers la pendule et l'impatience avec laquelle nous attendions l'heure du retour de mon père. J'entends encore s'ouvrir la grille, je reconnais ses pas dans