Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/88

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

—8o— Poètes maudits, à côté de Tristan Corbière. J'ai naguère, ici même, expliqué la fortune imméritée de l'auteur des Amours jaunes, un « poète pour pro sateurs ». Aucune désillusion n'attend les lecteurs d'Arthur Rimbaud, s'ils consentent, non pas à considérer le Reliquaire comme une œuvre, mais comme un monument élevé à la mémoire d'un enfant génial, qui dissipa sa force dans des aventures et des entreprises lointaines. Le génie éclate à chaque page dans ces vers étranges, écrits au hasard par un « gosse » mal peigné, mal élevé et méchant, dans ces poèmes dispa rates, striés de mille influences, à la fois jeunes et vieux, naifs et roués, malpropres jusqu'à la plus puante scatologie, et parfois éclairés d'un rayon du plus haut ciel. Et le génie qui éclate dans ces essais de « potache » ce n'est pas l'espèce d'éloquence qui passe à tort, en de rares endroits des Amours jaunes, pour de la poésie, mais c'est un génie poétique dans l'acception absolue du terme. Dès ses premières improvisations d'écolier, Rimbaud est poète : il écrit naturellement en vers. Je n'en veux pour preuve que le Dormeur du Val, qui date du mois d'octobre 187o : Un soldai jeune, bouche ouverte, tête nue. Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu. Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. Ce sonnet banal, écrit par un gamin de seize ans, l'emporte, par la science innée du vers, sur les meilleurs morceaux de prose chevillés par Tristan Corbière. Avant de savoir quelque chose, Arthur Rimbaud a tout deviné. Il n'est pas de strophe du Reliquaire qui, à travers des puérilités, des rossièretés et des extravagances, ne dénonce un enfant miraculeux. C'est ans l'inepte sonnet rimé à Mazas, le 3 septembre 187o, que scintille ce vers sur les morts de Valmy et de Fleurus : O million de Christs aux yeux sombres et doux ! Partout jaillit l'alexandrin royal, flexible et sonore, tigré d'images écla tantes : ... /, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles, Dans la colère ou les ivresses pénitentes; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux... Et, dans le Bateau Ivre : Je sais les deux crevant en éclairs, et les trombes, Et les ressacs, et les courants, je sais le soir, L'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes. Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir.