Aller au contenu

Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/788

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

colat et beurré des sandwiches. Maintenant les lilas s’effeuillaient en neige odorante jusque dans les branches du petit lustre de Saxe, les chaises s’alignaient en demi-cercle, les bougies flambaient, et le maître d’hôtel à vingt-cinq francs, tout noir, semblait célébrer devant le buffet, blanc et éblouissant, l’office de la gourmandise. Les amies de ma marraine allaient jaunir de jalousie, et les riches élèves penseraient que Mme Gannerault leur faisait une grâce en daignant accepter leur argent. C’est une triste vérité qu’on ne prête qu’aux riches, et qu’à Paris il faut paraître pour être et offrir des truffes à ceux qui nous permettent de gagner le pain quotidien.

J’étais rentrée dans ma chambre et, avant de m’habiller, je nouais mon épaisse, rebelle et sombre chevelure. Le miroir de la toilette me renvoyait mon visage… Entre les moulures du bois laqué, dans l’eau mystérieuse de la glace où tremblait le reflet des bougies je voyais une fille point très jolie, pas laide non plus, assez forte pour ses dix-sept ans, la gorge bien formée, la taille mince dans le corset de batiste blanche, les bras encore un peu menus. Et je l’examinais, cette ombre de moi-même, avec une naïve curiosité… Ah ! pourquoi l’ovale du visage n’était-il pas un peu plus allongé, plus fin l’arc mobile de la bouche ?… Le nez, délicatement aquilin, donnait quelque noblesse au profil. Les yeux, d’un bleu violet très foncé, paraissaient noirs ; mais quand une émotion les pâlissait, ils rappelaient le profond velours des pensées. Et sur le front mat, sur les tempes où couraient des veines d’azur, sur les épaules frêles de fillette, une énorme et magnifique chevelure roulait en cascade de soie noire… Les bras levés, je tordais ces cheveux dont l’opulence était presque gênante, et une pensée traversait mon esprit, une pensée qui me revenait sans cesse par les soirs de toilette et de gala :

« Suis-je assez belle pour être aimée ?… Serai-je aimée, un jour ? »

Et tout en plantant dans le casque noir et parfumé les épingles d’écaille légère, je regardais le crucifix d’ivoire accroché au chevet de mon lit et qui semblait me reprocher mon souci profane de la beauté et de l’amour. Dire que j’avais été si pieuse et que j’étais devenue si indifférente — presque aussi tiède qu’au lendemain de ma première communion !…

Elles ressuscitaient, les heures mornes, les lentes années d’adolescence… À quinze ans, après avoir quitté la pension de