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Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/789

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Mme Dumarquet, j’avais commencé ma vie de jeune fille. Maxime, devenu secrétaire intime d’un diplomate connu, voyageait en Russie et en Allemagne. Ma marraine était toute à ses leçons, à ses visites, à ses plaisirs, et mon parrain, qui vieillissait rapidement, s’enterrait dans ses livres. En vain, pour compléter mes études, il m’ordonnait des lectures sérieuses dont je devais écrire le commentaire, excellent exercice qui m’a permis d’étudier et de formuler mes impressions. En vain le piano, le chant, le dessin se partageaient mes journées. Dans ce vaste appartement que la mélancolie et le désordre habitaient, je ne me sentais pas vivre. Ma fenêtre ouvrait sur un confus horizon de jardins et de toits dont les nuances grises et vert foncé ressemblaient à la triste couleur de mes rêves. J’avais peu d’amies, et je les recevais rarement. D’ailleurs les jeunes filles de mon âge ne m’intéressaient guère. Les meilleures étaient simples et niaises ; les plus intelligentes étaient gâtées par des succès d’école et affectaient une pédanterie qui m’agaçait ; certaines m’avaient gênée par des velléités de tendresse un peu trouble… Toutes commençaient l’âpre chasse aux maris, et les jalousies dénigrantes se heurtaient dans leur petit groupe où toutes se sentaient rivales. Leur rêve allait à l’époux gentil et bien habillé, pourvu d’une bonne position, qui leur promettrait peu d’enfants et beaucoup de toilettes…

— Ne te monte pas la tête, ma pauvre fille me disait Mme Gannerault quand on annonçait les fiançailles d’une amie. Tu n’es ni riche, ni belle. Ne pense pas au mariage… Ça t’évitera des déceptions…

Je n’étais pas riche, évidemment, car six cents francs de rente, dans ce monde de bourgeois cossus où nous vivions, ne pouvaient constituer une dot décente. Je n’étais pas belle — et Mme Gannerault, qui ne comprenait aucun type de beauté, hormis le sien, exagérait la sévérité de la nature et sa parcimonie à mon endroit. Elle n’aimait ni les femmes brunes, ni les femmes minces, ni les femmes pâles. J’étais brune, mince, pâle — donc j’étais laide, et cette certitude m’attristait.

Indépendante d’esprit, bourrée d’idées fausses qui peu à peu se transformaient, curieuse comme Psyché et comme Ève, je traversai la période romantique de la première jeunesse. Impatiente de tout connaître, avide de sentir, j’aurais voulu embrasser à la fois toutes les formes de la vie. Je sentais en moi une flamme