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Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/790

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sans aliment, des impulsions sans but, des vouloirs sans objet, toute une force inemployée qui se dépensait en agitations vaines. J’avais perdu l’insouciance joyeuse de l’enfant avant d’avoir conquis la libre responsabilité de la femme. Mon âme s’étonnait de la puérilité de mon corps ; elle tendait en avant, vers l’inconnu de la vie, gênée par ce compagnon mal assorti et retardataire. Il avait quinze ans, elle vingt peut-être… Bientôt je m’étiolai dans une langueur muette qui n’était pas sans douceur. J’aimai la solitude de ma chambrette que les livres, lus au hasard, peuplèrent bientôt de formes fascinantes. Les classiques austères prêtés par mon tuteur, et soigneusement expurgés, glaçaient mon imagination comme des pensums. Mais j’avais découvert la clef de la bibliothèque où l’enfer moderne se dissimulait sous de modestes couvertures jaunes… Pêle-mêle, Vigny, Musset, Flaubert, Balzac me tombèrent dans les mains… Ceux-là du moins parlaient, non plus de Rome et de César, mais de la vie contemporaine et familière, des amours, des fautes, des douleurs que je coudoyais dans la rue et que j’aspirais à ressentir. J’étais trop inexpérimentée pour apprécier les graves études de psychologie ; le naturalisme, avec ses violences, m’écœurait un peu ; j’ignorais complètement les problèmes sociaux… J’allai, d’instinct, à la poésie pure, au roman, aux œuvres de tendresse et de volupté.

Toutes dangereuses qu’étaient ces œuvres, elles me passionnèrent sans me dépraver. Comme la plupart de mes compagnes, je connaissais la théorie de l’amour. Mais mon cœur était trop exalté pour n’être point pur et d’inévitables dévergondages d’imagination n’avaient point entamé mon absolue chasteté physique. Cette exaltation même de mes sentiments et l’action puissante de la nature me sauvèrent de tout égarement.

Mais le désir de l’amour, imprécis et hallucinant, entra soudain dans ma jeunesse. Il se manifesta d’abord par une vive douleur de me sentir laide, incapable peut-être d’inspirer ces passions admirables dont la flamme m’avait brûlée, à travers les mensonges de l’art… Pourtant mon corps se formait. La seizième année fleurissait mes lèvres et mon sein ; mes yeux étaient doux comme des caresses, et je ne sais quel instinct m’avertissait que l’heure était proche où la caresse de ces yeux prendrait un sens. Mon cerveau fermentait ; une angoisse triste et délicieuse oppressait déjà mon cœur et s’épanchait en larmes dont j’ignorais la cause. Quelquefois, la nuit, quand tout dormait dans la maison,