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Page:La Nouvelle Revue - 1898 - tome 114.djvu/688

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phin, celui qui sème dans un ménage l’indéracinable germe de désunion. Isabelle était vengée de la femme haïe, pour avoir, douce et timide colombe, conquis la proie qui aurait dû appartenir à la lionne hardie et superbe.

Et ayant fait en sorte que le sût celui dont elle avait porté le nom, elle espérait bien avoir du même coup désobligé autant qu’il lui était possible l’homme qu’elle détestait de toute la force de ses propres torts. Isabelle cependant n’était pas née mauvaise, mais elle avait beaucoup souffert.

Jacques l’aima-t-il d’amour ? Qui sait où ce mot-là commence et où il finit ? Elle était belle et ardente, fidèle, étant éprise ; avec lui elle fut désintéressée, car dans sa déchéance elle se souvenait d’être de bonne souche, et en aimant ainsi, il lui semblait se refaire un semblant d’honneur. De pareils sentiments touchent toujours l’homme qui les inspire, et le flattent. Moitié bonté, moitié vanité, aussi parce que la vie, les chagrins, les hontes mêmes avaient affirmé la séduction d’Isabelle, Jacques ne sut pas se défendre contre la main-mise sur lui, et ce qui, de son côté, avait débuté en caprice se consolida en liaison. Ayant voulu, la poitrine, déjà atteinte, le suivre en Russie, elle y mourut. C’est alors qu’un replâtrage avait ramené auprès de sa femme M. de Montdauphin.

Bien que tout cela après tout ne fut plus rien à Pierre, Jacques était trop galant homme pour n’en pas éprouver en sa présence quelque embarras. Celui-ci l’en tira en venant à lui au fumoir, très cordial. Lorsqu’on partit, il lui proposa de faire un bout de route ensemble, cigare aux lèvres, dans la claire nuit bleue. Longtemps ils marchèrent, et tous deux s’attendrirent à évoquer les souvenances de leurs trente ans d’intermittente amitié.

Brusquement, avec son rire bas et un peu forcé, le rire triste, au fond, à mourir, du cynique, Pierre dit au commandant :

— Voyons, mon vieux camarade, tu n’as pas vraiment pu croire que je te garderais rancune d’avoir pris un bien qui n’était plus à moi… et même qui appartenait à tout le monde.

Jacques rougit un peu. Avec une gravité qui ne lui était pas ordinaire, il répliqua simplement :

— Ne parle pas ainsi, Pierre… Elle est morte.

À son tour, l’autre eut un peu de vergogne. Après un silence, il reprit :

— Sais-tu bien une chose que j’ai pensée souvent ? Si au lieu de moi, c’est toi qu’elle eût épousé, elle aurait pu être honnête femme.