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AVANT L’AMOUR.

lui devrai des inspirations si tendres, si belles, que l’art au moins, éternisera le fugitif accord de nos rêves…

— Mon Dieu ! fis-je tout bas.

Et malgré moi :

— Vous mentiez donc !… Vous ne m’aimiez pas… et moi… et moi…

Ah ! comme je l’aimais !… Dans cette agonie de douleur à laquelle il assistait, peut-être malheureux, impuissant peut-être, rivé à des devoirs que j’ignorais, soumis à des influences étrangères, je ne trouvai pas d’autre reproche. Je courbai la tête et tout à coup mes yeux débordant, des larmes invisibles coulèrent, chaudes et lentes, sur mes joues, sur ma poitrine, sur le fer rouillé du balcon.

Il ne soupçonnait pas ces larmes. Et d’une voix plus affectueuse et plus résolue :

— Mademoiselle Marianne, quelle joie c’eût été de vivre près de vous !… Pourquoi ne suis-je qu’un pauvre musicien sans notoriété, sans fortune, condamné à l’âpre conquête du pain quotidien ?… Je ne puis pas, je ne dois pas vous faire partager mon existence aventureuse… Mais, au moins, dites-moi que vous me pardonnez…

Je voulus parler… Un sanglot me coupa la voix. Rambert tressaillit.

— Ah ! fit-il, pauvre enfant !…

Et comme se parlant à lui-même :

— Je ne me pardonnerai jamais ces larmes… La vie est cruelle, décevante et torturante… Me voilà contraint de jouer un rôle de bourreau… Pauvre Marianne ! J’ai tué une illusion dans votre cœur…

— Ah ! si vous aviez voulu !…

— Je ne peux pas, dit-il avec tristesse.

Je pressais ma tête dans mes mains… La nuit était obscure, tiède, douce à ma première douleur. Les feuilles rousses tombaient en silence et le décor où se dénouait le court roman de notre tendresse, le décor des hautes maisons, des dômes pâles, du ciel sans lune, n’avait point changé. Et il me semblait que dix années pesaient sur moi, dix années vécues en quelques minutes. Tout en moi était aride, froid, désolé, mort…

Une main toucha mon épaule. Ma marraine rompait le tête-à-tête. Et je dus me ressaisir, parler, servir les gâteaux et les