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LA NOUVELLE REVUE.

boissons fraiches, sous les yeux anxieux de mes parents, les yeux méfiants des Laforest, les yeux troublés de Rambert… J’avais perdu la notion du temps et du lieu… J’agissais mécaniquement, par la force de l’habitude… Mon supplice enfin s’acheva… Nos invités se retirèrent. Il y eut des compliments, des plaisanteries, des rires… Puis Rambert me salua. Il pressa ma main tendue ; il m’enveloppa tout entière d’un regard inexprimablement tendre, triste et confus… Je le vis, derrière les Laforest, mon parrain haussant la lampe, descendre et disparaitre dans la spirale de l’escalier… « Adieu ! » criai-je dans mon cœur… — Je devais pourtant le revoir encore.

VII

Nous rentrâmes dans le salon vide… Simultanément M. et Mme Gannerault s’exclamèrent :

— Eh bien ?…

Je racontai tout. Il m’eût été impossible de feindre. Je laissai voir ma déception, ma douleur, mon amour. Une scène terrible éclata.

Ma marraine ne pouvait sans fureur voir s’écrouler ses espérances. Elle me gardait rancune de les avoir fait naître innocemment. À l’heure où, le cœur meurtri, j’aurais voulu pleurer dans les bras d’une mère aimante, je trouvai des regards irrités, une voix dure, des reproches maladroits et blessants.

Je me tenais immobile contre la cheminée. Mon parrain, très ému, mordait sa moustache, et Mme Gannerault, hors d’elle-même, allait de l’un à l’autre avec des gestes exaspérés.

— Eh bien !… Je ne suis pas fâchée, mademoiselle, que vous ayez reçu cette leçon… Ça vous apprendra… Ah ! vous vous êtes offerte à ce monsieur, et il vous a refusée… Non, non ; quand j’y pense, c’est grotesque, c’est comique… Il y aurait de quoi rire, s’il n’y avait de quoi pleurer… Car j’en pleurerais ! Une fille que j’ai élevée dans les meilleurs principes ! Au premier compliment d’un petit musicien sans talent, elle prend feu, elle jure qu’il demande son cœur et sa main… Un peu plus, elle nous engageait dans des démarches ridicules, nous, les bonnes bêtes de parents !… Va, va, pleure, tu n’as pas volé l’humiliation que tu reçois !… Est-ce que tu t’imagines que tu es facile à marier ?…