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AVANT L’AMOUR.

Mais, ma pauvre fille, on ne pense pas au mariage quand on n’a pas le sou… Est-ce que les filles sans dot se marient ?… Vois autour de nous Claire, Berthe, Élisabeth… Elles sont plus riches et plus jolies que toi, et elles frisent vingt-cinq ans… Personne n’en veut… Ah ! tu ne connais pas les hommes !… Mais tu es coquette, vaniteuse, extravagante… Au lieu de travailler ton chant, au lieu de te mettre en état de gagner bientôt ta vie, tu te jettes à la tête du premier chien coiffé qui t’a fait la cour…

— Marie, Marie, tu exagères ! murmurait mon tuteur.

— Et c’est votre faute, aussi ! riposta-t-elle avec colère. Vous avez écouté les niaiseries de cette petite sotte. Vous l’avez aidée à se monter l’imagination… En vérité, vous croyiez la chose faite… Vous étiez prêt à bénir les fiancés…

— Marie, tu dépasses la mesure… Et toi, Marianne, viens ici, mon enfant…

Les fiancés !… Ce mot avait touché mon cœur à la place vive… Je tombai dans les bras de mon cher parrain, ne maîtrisant plus mes sanglots. Mme Gannerault sortit en faisant claquer les portes. Mon tuteur parut inquiet. Il pressentait une scène conjugale, et son naturel craintif s’alarmait déjà…

— Allons, ne pleure plus… Ce gros chagrin passera… Va dormir, ma petite fille…

Je ne songeai même pas à me déshabiller… Je me jetai sur mon lit, mordant l’oreiller pour y étouffer ma plainte. Ah ! comme ils s’étaient tous coalisés pour me blesser dans ma tendresse, dans ma confiance, dans ma pudeur même… Désespérée de l’abandon de Rambert, j’imaginais pourtant des excuses à sa conduite ; je le sentais malheureux et repentant, et mon naïf amour était si sincèrement généreux qu’il excluait la rancune. Mais ma marraine !… Celle qui était ma mère d’adoption, ma confidente naturelle, comment avait-elle pu se révéler si opiniâtrement injuste, mesquine, aveugle !… Oh ! quel mal elle m’avait fait !… Et en quoi étais-je coupable, moi, dont la première pensée avait été pour l’aveu sans artifice des sentiments de Rambert, moi qui avais suivi les recommandations de mon tuteur en remettant entre ses mains ma destinée… Je croyais les entendre dire, lui compatissant, elle irritée « Chagrin d’enfant ! ça passera !… » Ah ! quoi qu’il advînt désormais, l’enfant supporterait seule la responsabilité de ses paroles et de ses actes. La confiance, tuée maladroitement, ne renaîtrait plus.