Page:La Nouvelle revue. v.103 (Nov-Dec 1896).djvu/354

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Juliette, enlacés, achevaient leur serment… Mais je n’écoutais plus… Immobile, muette, couverte d’une sueur glacée, je regardais, à dix mètres, dans l’ombre de la baignoire, la tache claire du plastron de Rambert, la robe rose de Mme Laforest. Je les voyais se pencher l’un vers l’autre et sourire… Je comprenais, enfin, je comprenais !… « Ils ont de l’audace… s’afficher ainsi en public !… » Les paroles du père Rochambeau avaient dissipé toute équivoque. La liaison, connue, étalée, expliquait le mystère de l’attitude de Rambert… Il était l’amant de cette coquine !… Ah ! les soirées de juin, le duo de Lohengrin, plus divin que celui de Roméo, l’air d’Amadis chantant dans ma mémoire, et la tendre pitié des yeux bleus cherchant les miens, la pudeur de l’aveu, mon trouble, ma joie… Tout le naïf roman de ma jeunesse m’apparaissait ridicule et sali… À l’heure délicieuse où, sous les étoiles, les cheveux de Rambert frôlaient mes cheveux, il gardait sur les lèvres le goût des baisers d’une autre, l’image d’une autre dans son cœur. Sa fantaisie m’avait élue pour jouet et j’avais payé son caprice du don de mon âme… Dérision ! triste dérision ! Qu’ils avaient dû rire, plus tard, de ma sottise, railler ma simplicité de pensionnaire, et ma confiance imprudente et la pauvre lettre où parlait mon cœur !… Et cet homme dont les prunelles, l’accent, le geste m’avaient conquise, en qui j’incarnais mon rêve de fidèle et fier amour, cet homme que j’attendais avec tant de ferveur, avec tant d’humble tendresse, le hasard le remettait sur ma route, sa maîtresse au bras, à l’instant même où croulait ma foi dans la justice du destin…

Oublier !… Oublier !… Ce sentiment puéril et torturant, né de ma chimère, nourri par elle, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être l’absolu, l’éternel amour. Je me consolerais ; je guérirais… Oui, pour échapper à la fascination de l’impossible, je substituerais au vertige de l’idéal le vertige de la réalité… Silence au cœur !… Que la nature parle, et l’instinct et la jeunesse ! Il est tant d’ivresses différentes, tant de chemins vers l’oubli, tant de voluptés à découvrir ! N’est-il pas tout près de moi, l’homme hardi, jeune et fort, qui m’aime ?

Comme elles chantaient faux, les voix naguère harmonieuses !… Ah ! quel instrument, dans la profondeur des ondes sonores, raille le mensonge des poètes, la comédie de la passion qui rit sous les pleurs ?… Juliette est une lourde gaillarde… Roméo semble un coiffeur de province… Qu’ils sont piètres et gauches