Page:La Nouvelle revue française, année 26, tome 51, numéros 298 à 303, 1er juillet 1938.djvu/82

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ne rencontre personne, si ce n’est parfois des ouvriers morts de faim et des brigands en maraude, les uns et les autres rongés de fièvre. Il en est qui tombent parfois sur une femme étrangère, assez folle pour voyager toute seule : ils la rançonnent et ils la battent, s’ils la trouvent trop pauvre. J’admire qu’un lieu sacré se mette ainsi à l’abri des visites et des hommes. Qu’est-ce qu’une femme vient faire ici ? Ces brigands bénévoles sont les meilleurs conservateurs de musée que je sache.

J’avance : et tout d’un coup, dans la paume creuse de la vallée, entre les montagnes violettes, surgit le Temple.

Grand, terrible, sublime : il n’y a rien de plus beau que le temple de Ségeste. C’est le temple d’Eschyle. Plus que solitaire, il crée la solitude.

L’ordre dorique est l’ordre souverain. Il ne fait plus aucune avance à l’homme, ni pour le plaisir ni pour l’utilité. Les proportions de Ségeste sont géantes. Les trente-six colonnes, six et douze, ont deux mètres de diamètre et dix de haut : elles sont d’un tiers plus fortes que celles d’Agrigente. Elles ont l’air d’un seul bloc et n’ont jamais été cannelées. Mais les chiffres qui mesurent ne rendent pas les nombres de l’architecture et de l’harmonie que chante le monument. Une grandeur solennelle, une beauté qui dédaigne tous les artifices : elle n’a même pas quelque complaisance au paysage ; c’est le paysage qui cherche à lui plaire. Le temple n’est pas fait pour le site ; mais, de toute éternité, le site pour le temple. Les dieux sont partout chez eux.

La butte rouge où il est adossé fait au temple un écran de la terre au ciel : elle lui ouvre une porte d’or, d’où il sort allongé, tout puissant, roidi dans un bond immortel, comme le roi, lion de toutes les pierres. Les ondes craintives du terrain le séparent de la contrée, tranchées jaunes, et d’un vert presque noir, çà et là. Et une montagne violette ferme l’horizon.