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28 = LE SURREALISME ET LA PEINTURE =

paraît de nature de plus en plus suspecte, de consentir encore à pareil sacrifice. L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas.

Reste à savoir ce qu’on peut entendre par modèle intérieur, et c’est ici qu’il convient de s’attaquer au grand problème soulevé ces dernières années par l’attitude de quelques hommes ayant vraiment retrouvé la raison de peindre, problème qu’une misérable critique d’art s’efforce désespérément d’éluder. Si Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé,dans le domaine poétique, ont été les premiers à douer l’esprit humain de ce qui lui faisait tellement défaut : je veux dire d’un véritable isolant grâce auquel cet esprit: se trouvant idéalement abstrait de tout, commence à s’éprendre de sa vie propre où l’atteint et le désirable ne s’excluent plus et prétend dès lors soumettre à une censure permanente, de l’espèce la plus rigoureuse, ce qui jusque là le contraignait ; si, depuis eux, la notion du permis et du défendu a pris cette consistance élastique que nous lui connaissons, à tel point par exemple que les mots famille, patrie, société, nous font l’effet de plaisanteries macabres ; si vraiment ils nous ont décidés à attendre de nous seuls notre rédemption ici-bas, il a fallu pour que nous nous jetions à corps perdu sur leurs traces, animés de cette fièvre de conquête, mais de totale conquête, qui ne nous quittera plus jamais, que nos yeux, nos chers yeux reflétassent ce qui, n’étant pas, est pourtant aussi intense que ce qui est, et que ce fussent à nouveau des images optiques réelles, nous évitant de regretter quoi que ce soit de ce que nous quittions. La route mystérieuse où la peur à chaque pas nous guette, où l’envie que nous avons de rebrousser chemin n’est vaincue que par l’espoir fallacieux d’être accompagnés, voici quinze ans que cette route est balayée par un puissant projecteur. Voici quinze ans que Picasso, explorant lui-même cette route, y a porté fort avant ses mains pleines de rayons. Nul avant lui n’avait osé y voir. Les poètes parlaient bien d’une contrée, qu’ils avaient découverte, où le plus naturellement du monde leur était apparu « un salon au fond d’un lac » mais c’était là pour nous, une image virtuelle. Par quel miracle cet homme, que j’ai l’étonnement et le bonheur de connaître, se trouva-t -il en possession de ce qu’il fallait pour donner corps à ce qui était resté jusqu’à lui du domaine de la plus haute fantaisie ? Quelle révolution dut s’opérer en lui pour qu’il s’y tint ! On cherchera plus tard avec passion ce qui dut animer Picasso vers la fin de l’année 1909. Où était-il ? Comment vivait-il ? « Cubisme ». ce mot dérisoire pourrait-il me dérober le sens prodigieux de la trouvaille qui pour moi se place dans sa production entre « L’Usine, Horta de Ebro » et le portrait de M. Kahnweiler ? Ce ne sont pas non plus les témoignages intéressés des assistants ni les pauvres exégèses de quelques scribes qui parviendront à réduire pour moi une telle aventure aux proportions d’un simple fait divers ou d’un phénomène artistique local. Il faut avoir pris conscience à un si haut degré de la trahison des choses sensibles pour oser rompre en visière avec elles, à plus forte raison avec ce que leur aspect coutumier nous propose de facile, qu’on ne peut manquer de reconnaître à Picasso une responsabilité immense. Il tenait à une défaillance de volonté de cet homme que la partie qui nous occupe fut tout au moins remise, sinon perdue. Son admirable persévérance nous est un gage assez précieux pour que nous puissions nous passer de faire appel à tout autre autorité. Qu’y a-t-il au bout de cet angoissant voyage, le saurons-nous même un jour ? Tout ce qui importe est que l’exploration continue et que les signes objectifs de ralliement s’imposent sans équivoque possible, se succèdent sans interruption. Il est bien entendu que l’engagement héroïque que nous avons pris de lâcher systématiquement la proie pour l’ombre, nous risquons d’autant moins d’y manquer qu’à cette ombre, à cette deuxième ombre, à cette troisième ombre, quelqu’un a su donner tour à tour tous les caractères de la proie. Nous laissons derrière nous les grands « échafaudages » gris ou beiges de 1912, dont le type le plus parfait est sans doute « L’Homme à la clarinette », d’une élégance fabuleuse et sur l’existence « à coté » de qui nous n’en finirions pas de méditer. Dès aujourd’hui les prétendues conditions matérielles de cette existence nous laissent indifférents. Que sera-ce donc plus tard ! L’Homme à la clarinette subsiste comme preuve tangible De ce que nous continuons à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent futur et que chacun est en mesure d’accompagner une toujours plus belle Alice au pays des merveilles. A qui proclame la gratuité de ce jugement prophétique, puisse-t -il me suffire de montrer les tableaux de Picasso en les lui donnant pour ce que je me les donne, c’est-à-dire pour pièces à conviction. Et de lui dire : « Voyez ce sable qui s’écoulait si lentement pour sonner les heures de la terre. C’est toute votre vie qui si vous pouviez la ramasser, tiendrait dans le creux de votre main. Voici le verre fragile que vous leviez si haut, la carte que tout à l’heure il vous a manqué de retourner pour être à jamais celui qui ne se ravisera pas. Ce ne sont pas des symboles, mon cher ; c’est tout juste un adieu trop