Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/64

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Et c’est alors que je sentis cela pour la première fois. Je vis que ces hommes marchant en silence sous les rayons ardents du soleil, à demi-morts de fatigue et de chaleur, chancelant et tombant, étaient fous. Ils ignorent où ils vont, ils ignorent la raison d’être de ce soleil, ils ne savent rien. Ils n’ont pas de tête sur les épaules, mais des globes étranges et terribles. En voici un qui, comme moi, se glisse en hâte à travers les rangs, en voici un autre, un troisième. Voici qu’une tête de cheval aux yeux fous, aux mâchoires largement ouvertes faisant pressentir un cri extraordinaire, terrible, se dresse au-dessus de la foule, se dresse et s’affaisse ; la foule afflue à cet endroit, on entend des voix enrouées et sourdes, un sec coup de fusil, puis le mouvement silencieux et infini recommence. Plus d’une heure déjà je reste sur cette pierre, l’on ne cesse de défiler devant moi, et l’air, la terre, les rangs lointains et illusoires frémissent toujours. Je suis de nouveau pénétré par la chaleur desséchante et je ne me souviens plus de ce qui m’est apparu pour un moment, et l’on passe, l’on passe devant moi et je ne comprends pas ce que c’est. Une heure durant j’ai été seul sur cette pierre, et maintenant un groupe d’hommes gris s’est formé autour de moi, les uns sont couchés, immobiles, peut-être déjà morts, d’autres sont assis et regardent les passants d’un air stupide comme moi. Les uns ont des fusils et ressemblent à des soldats, d’autres sont presque dévêtus et la peau de leur corps est si rouge qu’on s’en détourne. Près de moi un homme est couché, le dos en l’air ; à l’indifférence avec laquelle il appuie sa figure contre les pierres pointues et brûlantes, à la blancheur de sa main retournée, on devine qu’il est mort, mais son dos est rouge comme celui d’un homme vivant, et seule une couche fine et jaunâtre, comme sur de la viande fumée, parle de la mort. Je veux m’écarter de lui, mais je n’en ai pas la force, je chancelle et je regarde les rangs avançant indéfiniment illusoires et oscillants. L’état de ma tête me fait pressentir un coup de soleil, mais je l’attends tranquillement, comme dans un rêve, où la mort n’est qu’une étape dans la suite des visions merveilleuses et enchevêtrées.

Et je vois un soldat se séparer de la foule, se diriger résolument de notre côté. Pour un moment il disparaît au fond d’un ravin ; quand il en sort et se remet à marcher, ses pas sont hésitants et l’on sent quelque chose de fini dans ses efforts de dominer ses muscles disjoints. Il va droit sur nous ; malgré le sommeil lourd qui envahit mon cerveau, j’ai peur et je demande :

— Que veux-tu ?

Il s’arrête comme s’il n’eût attendu que la parole et il se dresse