Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/65

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énorme, barbu, l’encolure de sa chemise déchirée. Il n’a pas de fusil, son pantalon se tient à un seul bouton, et l’on voit par le trou la chair blanche. Ses jambes et ses bras sont disjoints et il s’efforce évidemment de les dominer, mais à peine joint-il les bras qu’il retombe de nouveau.

— Qu’as-tu ? assieds-toi, dis-je.

Mais il reste debout, cherchant en vain de reprendre possession de son corps disloqué, se tait et me regarde. Et involontairement je me lève et, tout chancelant, je regarde ses yeux et j’y vois un gouffre de terreur et de folie. Tous ont les prunelles rétrécies, les siennes remplissent tout l’œil ; quelle mer de feu et de sang ne doit-il pas voir par ces fenêtres énormes et noires ! Peut-être n’est-ce que le jeu de mon imagination, peut-être n’y a-t-il que la mort dans son regard, mais non, je ne me trompe pas, dans ces prunelles noires insondables entourées d’un étroit cercle orange comme le sont celles des oiseaux, il y a plus que la mort, plus que la terreur de la mort.

— Va-t-en ! m’écriai-je en reculant. Va-t-en !

Et, comme s’il n’eût attendu, que la parole, il tomba sur moi, en me renversant, toujours énorme, disloqué, muet. Saisi d’un frisson, je retire mes jambes écrasées, je me lève brusquement et je veux fuir, loin des hommes, dans le lointain désert ensoleillé, frémissant, quand tout à coup, à gauche, dans la hauteur, retentit un coup, suivi de deux autres comme d’un écho. Et au-dessus de ma tête, avec un sifflement joyeux, strident, avec un cri, un gémissement, un obus fend l’air.

On nous a tournés !

Plus de chaleur meurtrière, plus de cette terreur, de cette fatigue. Mes pensées sont lourdes et quand, tout essoufflé, j’accours aux rangs se rangeant en bataille, je les vois illuminés, comme joyeux, j’entends des voix enrouées mais fortes, des commandements, des plaisanteries. Le soleil semble être monté plus haut pour ne pas nous contrarier ; il est terne, apaisé, et de nouveau, avec un sifflement joyeux, un obus, tel un démon, déchire l’air.

Je m’étais approché…

Fragment II.


…presque tous les chevaux et les hommes.

À la huitième batterie de même. À la douzième, la nôtre, vers la fin de la troisième journée il ne restait que trois canons — les autres endommagés — six hommes et un officier — moi. Il y