Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/66

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avait vingt-deux heures déjà que nous n’avions ni dormi ni mangé, trois jours et trois nuits le fracas infernal nous enveloppait d’un nuage de folie, nous séparait de la terre, du ciel, des nôtres et, hommes vivants, nous errions comme des somnambules. Les morts reposaient tranquilles, et nous marchions, nous remplissions nos fonctions, parlions, riions même et étions comme des somnambules. Nos mouvements étaient sûrs et rapides, nos commandements clairs, l’exécution exacte, mais si l’on eût demandé à l’improviste à l’un d’entre nous qui il était, il aurait à peine trouvé la réponse dans son cerveau obscurci. Comme dans un rêve, tous les visages semblaient connus depuis longtemps et tout ce qui se passait semblait aussi connu, familier, comme si tout cela avait déjà eu lieu ; mais dès que je me mettais à examiner attentivement un visage, un canon ou à écouter le fracas, tout me frappait par sa nouveauté, par son énigme éternelle. La nuit venait insensiblement et à peine avions-nous le temps de la constater et de nous étonner de sa tombée inopinée, que de nouveau le soleil planait au-dessus de nous. Et par les gens seuls qui arrivaient à notre batterie, nous apprenions que la bataille entrait dans sa troisième journée, et nous l’oubliions aussitôt ; il nous semblait que c’était un seul jour sans commencement ni fin, tantôt sombre, tantôt clair, mais toujours inconcevable, toujours aveugle. Et personne ne narguait la mort, car personne ne comprenait ce que c’est que la mort.

La troisième ou la quatrième nuit, je ne me souviens pas au juste, je me couchai pour un moment derrière un parapet, et dès que j’eus fermé les yeux, la même vision familière et étrange se présenta : le bout de papier bleu et la carafe poudreuse et intacte sur ma table, et dans la chambre d’à côté, sans que je les voie, semblent être ma femme et mon fils. Mais cette fois une lampe sous un abat-jour vert était allumée sur la table, c’était donc le soir ou la nuit. La vision s’immobilisa et j’examinai longuement, très calme et très attentif, la flamme se refléter dans le verre de la carafe, j’examinai les papiers et me demandai pourquoi mon fils ne dormait pas ; il est tard, il faut qu’il dorme. Puis j’examinai de nouveau les papiers, toutes ces vrilles, ces fleurs argentées, je ne sais quels carreaux et quels tuyaux — et jamais je n’aurais cru si bien connaître ma chambre. De temps en temps j’ouvrais les yeux et je voyais alors le ciel traversé de superbes bandes de feu, je les fermais et j’examinais de nouveau les papiers, la carafe chatoyante, et je me demandais pourquoi mon fils ne dormait pas : il est tard, il faut qu’il dorme. Non loin de moi un obus éclata, mes jambes en furent secouées, quelqu’un