Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/67

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cria haut et fort, plus haut que l’explosion même, et je me dis qu’un homme était tué, mais je ne me levai pas, je ne détachai pas les yeux des papiers bleus, de la carafe.

Puis je me levai, je marchai, je donnai des ordres, j’examinai les visages, je pointai le canon et je ne cessai de me demander pourquoi mon fils ne dormait pas. Je le demandai à un caporal qui m’expliqua quelque chose longuement, en détail ; tous deux nous hochâmes la tête. Il rit et son sourcil gauche remua et cligna comme si quelqu’un se fût trouvé derrière lui. Et derrière nous on ne voyait que des semelles de pieds et rien de plus.

En ce moment, il faisait déjà clair, et soudain quelques gouttes de pluie tombèrent. C’était de la pluie comme chez nous, des gouttes d’eau les plus ordinaires. Elle fut si inattendue, si déplacée, et nous tous eûmes tellement peur d’en être mouillés que nous abandonnâmes les canons, cessâmes de tirer, cherchâmes à nous abriter n’importe comment. Le caporal à qui je venais de parler se glissa sous un affût, s’y accroupit, bien qu’on pût l’y écraser à tout moment ; un gros artilleur se mit, Dieu sait pourquoi, à dévêtir un tué ; je m’agitai en cherchant soit un manteau, soit un parapluie. Et soudain un calme extraordinaire régna sur toute la grande étendue où un nuage accouru déversa la pluie. Des shrapnells en retard sifflèrent et éclatèrent, et il se fit un calme, un si grand calme, qu’on entendait le gros artilleur renifler, les gouttes de pluie clapoter sur les pierres et les canons. Et ce bruit calme et fin évoquant l’automne et l’odeur de la terre mouillée, et ce calme semblèrent déchirer pour un moment le cauchemar rouge et sauvage, et quand je regardai le canon mouillé, brillant, il me rappela quelque chose de tendre, de paisible, soit ma première enfance, soit mon premier amour. Mais dans le lointain retentit, particulièrement sonore, le premier coup, et le charme du calme momentané disparut. Avec la même rapidité qu’ils avaient mis à se cacher, les hommes sortirent de leur abri ; le canon gronda, et de nouveau un brouillard rouge envahit les cerveaux fatigués. Et personne ne s’était aperçu du moment où la pluie avait cessé ; je me souviens seulement que l’eau s’égouttait de l’artilleur mort, de son visage jaune, joufflu, — la pluie avait sans doute duré assez longtemps.

…Un jeune volontaire se tenait devant moi et, la main à son képi, me rapportait que le général nous priait de tenir ferme pendant deux heures seulement, que le renfort viendrait alors. Je me demandai pourquoi mon fils ne dormait pas et je dis que je tiendrais ferme tant qu’il faudrait. Mais soudain je ne sais pourquoi son visage m’intéressa, par sa pâleur extrême sans doute. Je