Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/73

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les bras, les genoux, et soudain nous nous tûmes, subjugués par l’inexplicable.

— Chez nous, clama une voix sortant des ténèbres. Elle était mal assurée d’émotion, de peur, de colère, elle vibrait. L’homme n’articulait pas certaines paroles, comme s’il les eût désapprises. Chez nous ! Est-ce que nous avons un chez soi ? Ne m’interrompez pas ou je tire ! Chez moi, je prends chaque matin un bain d’eau, de l’eau jusqu’aux bords. Et maintenant il arrive des jours où je ne me lave pas et j’en ai la tête couverte de croûtes et le corps de gale, et il démange, et il y a quelque chose qui rampe, qui rampe par tout le corps. Je deviens fou de toutes ces ordures, et vous parlez d’un chez soi ! Je suis comme une brute, je me méprise, je ne me reconnais pas et la mort ne me semble pas du tout redoutable. Vous me labourez le cerveau avec vos shrapnells, le cerveau ! De quelque côté que vous tiriez, tout atteint mon cerveau. Et vous parlez d’un chez soi ! Quel est ce chez soi ? Une rue, des fenêtres, des gens, et pour le moment je ne serais pas allé dans la rue, j’en aurais eu honte. Vous avez apporté un samovar, et j’ai honte de le regarder, ce samovar.

L’autre se mit à rire de nouveau. Quelqu’un cria :

— Diable ! Je vais rentrer chez moi.

— Chez vous !

— Vous ne comprenez pas ce que c’est que le devoir !

— Chez soi ! écoutez, il veut rentrer chez lui !

Un rire général et des cris sinistres s’élevèrent ; et de nouveau tous se turent, subjugués par l’inexplicable. Et alors, pas moi seul, mais nous tous tant que nous étions, sentîmes « cela ». Cela venait à nous des champs sinistres, énigmatiques, étrangers, émanait des gorges noires et désertes où mouraient peut-être les blessés oubliés et abandonnés parmi les pierres, cela jaillissait de ce ciel étranger, inconnu. Silencieux, presque fous de terreur, nous étions assemblés autour du samovar éteint et du haut du ciel une énorme ombre, silencieuse et informe, nous regardait planant sur l’univers entier. Soudain, tout près de nous, chez le commandant du régiment, sans doute, la musique joua. Et des sons joyeux et frénétiques, sonores, jaillirent au milieu des ténèbres et du calme. Elle retentissait avec une gaîté enragée, jetant un défi empressé, incohérente, trop sonore, trop gaie et l’on sentait que ceux qui jouaient et ceux qui écoutaient voyaient cette ombre énorme planant sur l’univers entier. Et celui qui jouait (dans l’orchestre) de la trompette, portait évidemment en lui cette ombre énorme et silencieuse.

Le son de son instrument saccadé, brisé, se démenait, bondis-