Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/218

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Elle habitait dans la maison, et ils se connaissaient pour quelques saluts échangés et quelques mots hâtifs.

Donc, il résolut d’aller le soir même déposer sa carte chez elle, avec plusieurs mots. Il est de ces petites politesses qui prennent une signification en des circonstances aussi pénibles ; on s’en souvient plus tard. Il ajusta une phrase pleine de respectueuse tristesse, où « l’affliction partagée » laissait cependant entrevoir une intention ; l’ayant mise au point, il descendit dîner. En passant devant le palier des Tardieu, il s’arrêta, tendit l’oreille, et une pensée très indécise lui donnait envie de siffloter.

Il dîna sobrement, choisit ses mets, se préparant malgré lui à des évènements possibles. Il rentra pour s’habiller, revêtit une redingote sévère, un peu ajustée néanmoins, mit une cravate noire flottante, et des gants également noirs, secoua un peu de Chypre sur son mouchoir, passa l’inspection devant sa glace, et descendit. Le cœur lui battait un peu quand il arriva devant la porte ; il se traita d’imbécile, par contenance envers lui-même, et sonna doucement, très doucement.

La bonne ouvrit, il donna sa carte : Paul Moige, maître répétiteur au Lycée. Sans laisser parler la bonne, il bredouilla vite une explication : « il ne voulait pas déranger Mme  Tardieu, venait seulement apporter ses condoléances pour le triste événement qui la frappait » et, tirant un crayon, il s’apprêtait à écrire. La bonne le pria de s’asseoir : Madame n’était probablement pas visible, mais elle avait donné la consigne de faire attendre. Moige s’assit très content,le chapeau en arrêt. Cela se présentait bien déjà. La bonne revint lui annoncer que Madame tenait à le recevoir, puis le laissa seul. Il attendit cinq minutes, juste le temps que met une femme à préparer son négligé. Un claquement de porte, un frôlement de pas souples sur le tapis, et Mme  Tardieu entrant, Moige se leva.

Tout de suite il se dit : « elle n’a pas les yeux rouges, elle n’a pas beaucoup pleuré ». Sans préambule, il plaça sa fameuse phrase ; il trouva un ton de voix voilée assez sincère, et fit convenablement vibrer « l’affliction dont il réclamait sa part ». Mme  Tardieu fut très touchée : « c’était en ces tristes circonstances que l’on pouvait reconnaître les amitiés vraies. Littéralement abandonnée par sa famille, elle trouvait une grande consolation dans la sympathie que M. Moige voulait bien lui témoigner ; du reste, elle n’en attendait pas moins du « plus cher collègue de son pauvre ami ». Tout cela était débité