Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/565

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le murmure de la cohue chaude. Un moment on admira la science d’une danseuse qui ranimait la vigueur des hommes, en mimant avec les spasmes de son ventre une rage de désirs. Plus tard, une grappe de femmes se noua, blanches et brunes. Des soupirs gonflèrent l’ivoire des poitrines. Les pointes mauves et roses des seins se baisaient. À des trapèzes des filles maigres se balancèrent, tournèrent, offrirent aux yeux les lignes tendues de leurs hanches arides.

Gémissantes, hurlantes, furieuses et joyeuses, les femmes s’écrasaient, s’abattaient, se dressaient pour atteindre les reins d’un éphèbe monté sur une escabelle, et qui se promettait à la plus alerte. Une seconde, il me sembla voir Pythie entre elles, ses seins mûrs, ses aisselles fauves, sa croupe large. Mais Théa me couvrit le visage de son visage, et me repoussant dans notre loge, laissa retomber la tenture peinte sur la lumière des fleurs incendiées.

Nous nous retrouvâmes dans la pénombre rouge, à genoux sur la soie des coussins. D’autres femmes s’étaient glissées, râlaient. Une odeur de chairs brûlantes, un parfum d’éther et de roses m’étouffa. Des mains me happèrent. Des bouches se collèrent à ma peau. Je tombai entre des bras. Des étreintes se refermèrent. Il y eut les feux noirs des yeux, les haleines, le rampement des peaux veloutées, la griffure des mains cruelles, les morsures des bouches sèches, l’afflux et le reflux des chairs contre ma chair, la succion de bouches-ventouses, des gorges molles aplaties dans mes mains, des baisers extraordinaires, le grattement des toisons. Étranglée de douleur ou de joie une brama lamentablement. Des femmes chaudes me noyèrent. J’étouffai. Mon corps se tendit en arc. J’eus peur de mourir, je me débattis ; je repoussai cet amas vermiculaire de bacchantes ; je tirai mon corps des mains, des bras, des jambes ; j’atteignis la tenture et l’écartai. Partout grognait la luxure de couples informes ; et devant moi, une enfant collée au miroir tout embu par sa tiédeur, sanglotait voluptueusement contre son image… Je complétai son rêve avec ma force.

En haut, dans la salle aux coupoles, on retrouve les voiles des musiques, des tables mises, des boissons fortifiantes. On reprend la mesure des choses. On s’apaise devant l’harmonie architecturale des nefs infinies, devant les couleurs des fleurs de verre où l’électricité brille.

Ces sortes de cérémonies ont lieu une fois la semaine. Je m’explique bien que, comparées à ces somptueuses luxures, les petites niaiseries du sentiment paraissent rien. Allez donc parler clair de lune, passion éternelle, âmes sœurs à des gaillardes ainsi rassasiées, une fois la semaine. Elles vous regardent comme un enfant benêt. Mais cela réduit au minimum les drames passionnels. Ce communisme de sensations érotiques, détruit le désir de propriété sur l’amante ou sur l’amant. On se laisse libre d’offrir le baiser à qui bon semble, sans qu’une connivence première entraîne l’obligation de connivences futures. L’amour ne tient pas ici, la place qu’il occupe dans le vieux monde. Et cependant, je vous l’assure, on sait mieux profiter des plaisirs qu’il comporte.