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Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/356

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faubourg, mais dominant, cachés dans le creux d’une vague, la houle de l’océan de toits de la grande ville, les amants installèrent leur ménage et leur joie.

Et là, à la lumière, ils ouvrirent les yeux.

C’était le matin clair après la bonne nuit. Premiers mois de vie commune. Réveil plein de chansons. Gaie, allègre matinée. Il va faire beau tout le jour !

Petits enfants, tout petits, ils bégayèrent une vie neuve. Ils s’avancèrent, hors du nid, en chantant, en babillant, avec des peurs et sans songer. Ils saisissaient bien des traits, ressemblances, indications, qui revivaient du passé, étaient bien des souvenirs. Mais souvenirs d’avant la vie, souvenirs de vie vécue par d’autres, par les ancêtres. — Enfants, ils ne savaient pas qu’ils se rappelaient.

Ils ne se quittèrent plus, englobés l’un dans l’autre, anneaux entresaisis, âmes greffées. Sertis l’un l’autre des lèvres et de leur commune pensée, ils identifièrent leur chair mêlée de leur âme. Patiemment, à force de se penser l’un l’autre, de se posséder, de se frotter, de limer de baisers les parois de leur être, ils s’étaient entrés dedans, ils avaient tué leur moi. Et dans la joie d’être morts tous deux crièrent : enfin ! et rejetant les cadavres distincts de leurs individus, ils s’avancèrent « un ».

Petits enfants, tout petits, ils bégayèrent la vie.

Ils s’extasièrent de tout. L’aurore et le crépuscule étonnèrent leurs yeux. La splendeur du soleil les surprit. La tristesse du soir quand on attend, la tendresse de la lampe qui fait un large cercle que l’on remplit d’amour, les retours d’atelier ou l’on flâne et l’on traîne, les rues désertes, le soir, où les baisers font peur, la gaieté des matins où l’eau froide éclabousse, même le pénible réveil où il faut des baisers pour endormir le sommeil, tout les trouva réjouis et joueurs, étonnés. Et amusés d’essayer leur amour neuf sur ces vieilles choses.

Heureux…

Ils apprenaient, et ils grandissaient chaque jour.

Ils vivaient comme on assiste à d’étranges spectacles, à de passionnantes féeries, ivres d’angoisse et crispés de joie. Ils écoutaient leur vie avec admiration. Ils vivaient en une béatitude fiévreuse qui comptait et mesurait anxieusement les heures, comme pour aiguiser les jouissances du regret de les voir fuir ; ils étreignaient chaque seconde de leur vie comme une amante qui part et qu’on ne reverra plus. Chaque instant de leur vie jetait l’ancre en leur âme, eût voulu s’y fixer, s’attacher à jamais, et la mémoire pleurait de n’avoir pas de place pour les abriter tous. Ils vivaient comme on vit dans le souvenir, dans ces vastes bonheurs qu’on croit que l’on a eus. Ils vivaient en s’aimant tendrement.

Aux enfants qu’ils étaient, chacun d’eux se sentant pour l’autre une petite mère, la joie fut d’orner le berceau et la chambrette, langes et duvet, un hochet même, toute la richesse d’amour et le