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ils s’en remettaient au jugement des amis à qui ils avaient confié leur fille. Ce libéralisme, quoiqu’il fût d’accord avec les prévisions de Catherine, confirma en elle la conviction qu’elle était la chérie du destin. Tout semblait se conjurer en sa faveur. La bonté de ses premiers amis, les Allen, l’avait portée sur une scène féconde en plaisirs nouveaux ; tous ses sentiments, toutes ses préférences avaient été payés de réciprocité ; en Isabelle elle avait trouvé une sœur ; les Tilney devançaient ses désirs : pendant des semaines elle allait vivre sous le même toit que les personnes dont la société lui était le plus chère, et ce toit était le toit d’une abbaye ! Sa passion pour les édifices antiques égalait en intensité sa passion pour Henry Tilney. Châteaux et abbayes emplissaient les rêves que l’image du jeune homme n’emplissait pas. Explorer des donjons ou des cloîtres était son vœu depuis des semaines. Jamais elle n’avait espéré être que le visiteur qui passe. Espérer plus était trop chimérique. Et cependant cette chimère se réalisait. Northanger eût pu être une maison, un hôtel, une villa, quelque vague habitacle, et, malgré tant de chances adverses, Northanger était une abbaye et cette abbaye, elle l’habiterait. Ses longs corridors humides, ses cellules strictes, sa chapelle ruineuse retentiraient de ses pas quotidiens. Elle ne put maîtriser l’espoir de quelque légende ; peut-être même retrouverait-elle le sanglant mémorial d’une nonne outragée. C’était chose surprenante que ses amis semblassent si peu vains de la possession d’une telle demeure. L’accoutumance pouvait seule expliquer ce désintérêt.

Les questions furent nombreuses qu’elle posa à Mlle Tilney ; mais les idées se succédaient trop vite dans son esprit tumultueux ; les réponses faites, elle ne savait pas encore bien nettement que Northanger Abbey avait été un riche couvent au temps de la Réformation, qu’il était devenu la propriété d’un ancêtre des Tilney à la dissolution des ordres religieux, qu’une grande partie en avait été incorporée à la demeure actuelle, tandis que le reste tombait en ruines, qu’il était situé dans une vallée et que, au nord et à l’est, le protégeaient de hautes forêts de chênes.


XVIII


Dans sa joie, Catherine ne s’apercevait pas que, depuis deux ou trois jours, elle ne voyait guère Isabelle. Elle se rendit soudain compte de cette infraction à leurs habitudes et éprouva le désir de causer avec son amie comme elle se promenait à la Pump-Room, côte à côte avec Mme Allen, sans avoir rien à dire, à entendre. Ce désir n’était pas en éveil depuis cinq minutes quand Isabelle parut et, l’invitant à un entretien confidentiel, l’entraîna vers un banc placé entre deux portes et d’où l’on voyait entrer tout le monde.

— Voici ma place favorite, dit-elle en s’asseyant. Nous sommes ici tout à fait à l’écart.