Page:La Revue blanche, t18, 1899.djvu/132

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tice, n’ont été obtenues que grâce à une réticence volontaire et jésuitique.

On avait eu soin pareillement de ne pas définir les traditions de la patrie française qu’il fallait maintenir. Les révolutionnaires, si on avait essayé de les séduire, auraient bien compris qu’il ne s’agissait pas des principes et des exemples légués par les Français de 1793 ; mais les démocrates modérés, comme M. Larroumet, ont pu croire, paraît-il, que l’on voulait parler du xviiie siècle, de Voltaire et de la Constituante, tandis que M. Brunetière se rappelait Bossuet et la Révocation de l’Édit de Nantes. M. Barrès pensait sans doute à Napoléon Ier ; M. Coppée, qui trouve que M. Drumont dit d’utiles vérités, songeait peut-être dans son for intérieur aux traditions qui imposaient, avant chaque croisade, un massacre de Juifs.

Les hommes sincèrement libéraux qui ont été victimes de cette double équivoque auraient dû cependant avoir quelque soupçon, en lisant le dernier alinéa du programme qu’ils ont signé. Il y est dit que l’on voulait fortifier l’esprit de solidarité qui doit relier entre elles, à travers le temps, toutes les générations d’un grand peuple. Cet « esprit » de solidarité, défini comme l’élément permanent d’une nation à travers les âges, n’est le plus souvent évoqué que pour servir à une œuvre réactionnaire. Les partisans du trône et de l’autel ont toujours reproché à la Révolution d’avoir rompu avec l’ancienne France. Les romantiques allemands, au commencement du siècle, blâmaient les libéraux qui ne s’inspiraient pas du Volksgeist.

C’est vers une théorie de ce genre que nous acheminent, plus ou moins consciemment, nos patriotes français. Déjà ils déclarent que le « glorieux dépôt des intérêts vitaux de la Patrie française est aux mains de l’armée nationale » — sans doute depuis Metz et Sedan ; bientôt l’état-major sera le seul interprète autorisé de la volonté nationale traditionnelle, et comme on sait que sept officiers français sont infaillibles, la religion nouvelle sera fondée. M. Brunetière, le plus catégorique, sinon le plus franc, de ses apôtres, proclame déjà qu’il considère l’Armée comme « la base, le support de l’unité et de la grandeur nationales ». Qu’est-ce, en d’autres termes, sinon voir dans la hiérarchie militaire la représentation la plus haute de la nation et mettre une fois de plus un clergé au-dessus de l’église des fidèles ?

Cette Ligue de la Patrie française est donc dangereuse par ses tendances plus ou moins avouées. Sous prétexte d’apaiser l’agitation, elle l’envenime en prolongeant, dès aujourd’hui, l’affaire Dreyfus au-delà de la décision de la Cour suprême ; sous prétexte de défendre la patrie, elle la confisque pour la livrer à une oligarchie. Elle sera obligée, pour être logique et pour n’être pas vaincue, d’opposer la force au droit et de prendre parti pour les doctrines de Bismarck contre les principes de la Révolution française. Déjà nos nationalistes ont admis la théorie des races ; déjà ils considèrent la langue comme le signe distinctif d’un peuple, et parlent de noms qui ne sont pas français. On dirait que les chefs des Ligues de patriotes prennent à