Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/214

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soit normal, mais ils ne doivent pas abandonner la lutte avant que tous les salaires de tous les ouvriers ne soient devenus normaux, c’est-à-dire, exactement, avant la fin de la Révolution sociale bien entendue.

Ainsi M. Mougeot n’est pas le chef hiérarchique des facteurs comme M. Krantz est le chef hiérarchique des soldats. M. Mougeot est envers les ouvriers facteurs le gérant de l’État leur patron. M. Krantz est un chef militaire et ne peut commander aux soldats qu’un service militaire.

Un assez grand, nombre de bourgeois n’ont pas reconnu ces faits, n’ont pas reconnu ces vérités ; ils ont fait à M. Mougeot et à M. Dupuy un succès d’hommes d’État, comme ils disent. Et je ne parle pas ici des bourgeois réactionnaires, qui sont intellectuellement et moralement peu intéressants ; je parle des bourgeois libéraux sincères, en particulier de ceux qui ont fait leur devoir de républicains dans l’affaire Dreyfus : ils n’ont pas compris. Ce qui les a le plus décontenancés, le plus effrayés, c’est la soudaineté du coup, et l’importance des conséquences : il a suffi que deux milliers de travailleurs leur fissent, pendant un jour, la guerre des « bras croisés » pour que Paris subît une perte hâtivement évaluée à plus de vingt millions. Les travailleurs ainsi belligérants n’ont-ils pas abusé de leur force, de la situation que leur fonction occupe dans l’économie générale ?

Que ces bourgeois se rassurent : les facteurs n’ont pas fait grève ; ils ont fait, dans la guerre économique, un acte assez analogue à ce que l’on appelle une « démonstration » dans la guerre navale. Pourquoi n’ont-ils pas fait grève ? pourquoi n’ont-ils pas fait toute la guerre ? Un peu, si l’on veut, parce qu’ils n’étaient pas organisés, beaucoup parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leurs fonctions. Ou plutôt les deux raisons se confondaient : c’est parce qu’ils n’ont jamais sérieusement pensé à délaisser leurs fonctions sociales qu’ils n’avaient pas préparé une organisation de combat.

Or M. Dupuy a fait semblant de croire qu’il y avait eu bataille, à seule fin de se donner l’avantage de la victoire ; cela était imprudent : il a ainsi donné aux facteurs l’idée de recommencer la bataille, puisque bataille il y avait eu ; et que leur dirait-il s’ils recommençaient pour de bon ? Qu’ils immobilisent le service public le plus nécessairement mobilisable ? Alors, qu’on assure justement la régularité de ce service en rétribuant comme il faut les hommes qui en sont chargés ; et d’ailleurs, depuis quand un bourgeois, actionnaire de n’importe quelle entreprise, a-t-il jamais considéré l’intérêt public quand celui-ci est en opposition avec son intérêt privé. M. Dupuy veut-il demander aux facteurs de négliger leurs droits là où aucun bourgeois n’a négligé même ses intérêts superflus. On veut que les facteurs n’abusent pas de leur situation : quel patron n’a pas, en cas de litige, abusé de la sienne envers ses employés ? L’État n’abuse-t-il pas tous les jours ?

Et alors, si les facteurs faisaient grève un jour pour de bon et con-