Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/633

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme tel ; non pas que M. Alfred Dreyfus nous intéressât comme bourgeois : ceux qui se sont imaginé cela n’ont pas été clairvoyants, et ceux qui ont fait semblant de le croire sont, répétons-le bien, des Tartuffes. Non seulement il ne s’agit pas de ces raisons fausses, mais il ne s’agit pas même encore des raisons vraies pour lesquelles nous nous sommes passionnés, pour lesquelles le monde entier s’est passionné. Il ne s’agit pas encore de savoir pourquoi l’affaire Dreyfus est devenue ainsi universelle. Avant de chercher les causes des faits, on doit constater exactement les faits eux-mêmes. Constatons, et nous prions que l’on constate loyalement avec nous, que l’affaire Dreyfus est vraiment une affaire universelle.

Assurément elle n’est pas totalement, absolument universelle : notre société bourgeoise est si fragmentaire, si partagée en affaires diverses, privées et publiques, si tiraillée entre des compétitions diverses, qu’aucune affaire n’y peut être absolument universelle, préoccuper absolument tous les hommes de notre civilisation. Et puis il y a l’ignorance. Il est bien évident que des foules entières dans le monde et que des individus, d’ailleurs assez peu nombreux, en France, ignorent jusqu’au nom de Dreyfus. Reste à savoir si ces foules et ces individus n’ignorent pas à peu près tout le reste et ne connaissent pas mal et incomplètement leurs propres affaires. Autant que la société bourgeoise permet à l’humanité d’être une, l’affaire Dreyfus est devenue l’affaire de l’humanité. Tous les hommes cultivés ou simplement renseignés de tous les pays civilisés y ont pris part ; quelques-uns sans doute l’ont suivie par curiosité ; la plupart y ont mis leur pensée, leurs sentiments, leurs vœux. En ce sens l’affaire Dreyfus a singulièrement contribué à la future unité de la race humaine. Comme cette unité de la race humaine, comme cette universelle solidarité ne sera jamais réalisée que dans la cité socialiste, l’affaire Dreyfus a, de ce chef, singulièrement contribué à préparer la naissance et la vie de la cité socialiste. L’unité dont elle a donné comme un exemple anticipé n’est pas en effet de ces unités un tant soit peu artificielles et stériles que l’on proclame officiellement dans les conférences des souverains ou dans les congrès internationaux : c’est une unité improvisée, spontanée, vivante, agissante.

Si l’on voulait, à présent, rechercher toutes les raisons de ce fait constaté, de la place que l’affaire Dreyfus à prise dans les préoccupations de l’humanité pensante, il faudrait sans doute une assez longue analyse ; mais plusieurs de ces raisons apparaissent d’elles-mêmes.

Il est certain que l’affaire Dreyfus n’aurait pas eu ce retentissement universel si la France n’avait pas reçu depuis longtemps dans le monde et n’avait pas gardé auprès des peuples une audience singulièrement attentive. Cette audience est la meilleure part de son héritage. Les nationalistes ont tout fait depuis deux ans pour la lui faire perdre. Les dreyfusistes ont réussi à la lui assurer plus large encore.

De plus le monde s’intéresse à nos luttes religieuses, politiques, sociales justement parce que la situation de la France, à tous les