Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/134

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moment critique, au moment où il s’agissait d’aiguiller, pour ainsi dire, le socialisme français ; la deuxième s’est produite en un moment singulièrement dangereux, au moment où l’État-Major, se sentant perdu, préparait pour le procès de Rennes les témoignages les plus impudents, au moment où les antisémites, acculés, machinaient une Saint-Barthélemy de leurs adversaires, au moment où tous les ennemis de la République et de la démocratie complotaient le coup d’État sauveur, au moment enfin où les deux partis, depuis longtemps si nettement délimités et si clairement qualifiés, avaient si nerveusement tendu toutes leurs forces pour l’effort final que le moindre incident, la moindre paille, la moindre rupture, la moindre désertion, disons le mot, la moindre trahison pouvait être fatale. C’est à ce moment là que Guesde et Vaillant et Lafargue lancèrent le manifeste, semblables à des hommes qui, un jour d’émeute révolutionnaire, se feraient passer toute la journée pour des spectateurs tranquilles, comme si cela même était admissible, et qui le soir, au moment décisif, poignarderaient dans le dos les soldats de la Révolution. Telle est sur ces trois hommes la redoutable vérité : ils ont choisi le moment décisif pour trahir leur parti, et, ce qui est beaucoup plus grave, pour trahir l’humanité. Ils n’ont pas trahi leur parti et l’humanité seulement par la fausse neutralité que nous avons dite : ils ont trahi encore par la violation de cette neutralité, car on pense bien que la violation fut favorable à l’État-Major. Il convenait qu’il en fût ainsi : de même que, dans le conflit social, tout homme qui résiste au raisonnement de l’impossible neutralité est en réalité favorable aux bourgeois, de même, dans l’affaire Dreyfus, tout homme qui résiste à ce raisonnement est en réalité favorable à l’État-Major. En essayant de jeter le désarroi dans les rangs socialistes au moment de l’assaut, en poignardant les socialistes les plus dévoués de ses imputations calomnieuses, Guesde a ingénieusement servi l’État-Major. Si par impossible Dreyfus innocent était recondamné par le conseil de guerre[1], Guesde pourrait se vanter d’avoir, autant qu’il était en lui, collaboré à la mort de ce juste. Dès à présent, de tout son pouvoir, de toute son autorité, de toute sa responsabilité, Guesde a collaboré avec les faussaires, avec les traîtres, avec les assassins, avec les bourreaux. Il a donné la main à Lebon. Pour n’avoir pas voulu faire de la justice bourgeoise, il a fait de l’injustice militaire. S’il y avait dans tout le parti socialiste un seul homme qui eût le tempérament révolutionnaire de Zola, si Jaurès n’était pas surtout ce qu’il est, un grand bâtisseur, un fondateur, il y aurait longtemps que l’État-Major socialiste aurait reçu dans le masque un J’accuse non moins cinglant et non moins retentissant que l’État-Major militaire.

Que l’on ne croie pas que j’exagère ici le danger passé. Autant qu’il fut en eux, les trois écrivains du manifeste nous ont exposés au danger suprême. Ce n’est pas de leur faute s’ils n’ont pas réussi, et nous

  1. On sait que cet impossible a été réalisé.